Poisson-Chien - Laurent Rivelaygue

Deux mois sans chronique, feignasse. Tes lecteurs sont en manque. La bave aux lèvres, tremblant, ils espéraient avec impatience la diffusion d’un nouveau papier, comme en atteste l’avalanche de commentaires laissés sur le blog (tous semblent commerçants et proposent des chaussures de sport à des prix défiant toute concurrence). L’actualité étant ce qu’elle est (rentrée littéraire tout ça), ils sont en droit d’attendre le dithyrambe d’un ouvrage paru récemment. Tu ne disposes que de l’embarras du choix, avec les centaines de bouquins sortis ces derniers mois. Mais non, te voilà décidé à donner ton avis sur Poisson-Chien, livre étonnant signé Laurent Rivelaygue, édité par La Volte en 2006. Tu repasseras pour la prétention de ton blog à être à la page...

En effet, pourquoi ne pas parler d’un des nombreux ouvrages qui ont encombré les tables des librairies d’août à octobre ? Ces livres que tes lecteurs ne pourront plus se procurer sauf par commande vu que décembre approche, les cartons de retours pleins à craquer, la place faite pour les sorties de Noël... Soudain trop tard de Carlos Zanón, par exemple. Tu l’as aimé, ce roman paru aux éditions Asphalte. Une maison que tu apprécies tout particulièrement, en attestent les différentes chroniques de ses bouquins présentes sur ton blog. Pourquoi n’en causes-tu pas ? Elle est bien, cette histoire de gamin de Barcelone qui tue son copain à coups de marteau. Ça attire l’attention, un tel modus operandi. Mais au-delà du sensationnalisme de cette entrée en matière, l’auteur barcelonais présente une palpitante course contre la montre d’un frère cherchant à protéger son frangin de la police. En fait, une course contre le destin, contre la bêtise, contre la violence qui apparaît comme le seul moyen dont disposent des gosses paumés pour s’affirmer. Car tant la naïveté d’Epi Dalmau, la fragile santé mentale de son aîné Álex, que la fierté de Tiffany Brisette se révèlent les instruments de leur perte. Ce récit tragique est raconté, avec un talent évident, par Zanón, poète renommé en Espagne, mais inconnu en France. Tu aurais donc pu chroniquer ce bouquin. Claire D. pourrait te reprocher de ne pas le couvrir d'éloges comme il se doit. Si les éditeurs ne peuvent plus compter sur leurs copains blogueurs pour offrir de la publicité à leurs livres… Certes, personne ne lit ton blog, mais tu pourrais trouver une autre excuse...

Non, au lieu d'écrire sur une oeuvre récente, publiée par des professionnelles dynamiques qui produisent des objets magnifiques contenant des histoires passionnantes, tu préfères parler d’un ouvrage paru il y a 6 ans. Un volume édité par une maison d’édition habituée à une qualité inégale, tant d’un point de vue littéraire, que de celui de vue de la fabrication. Toutefois, les Voltés réussissent parfois à ne pas diffuser des produits à la couverture hideuse et au pelliculage se faisant la malle, ne se ratent pas sur les corrections ou ne se vautrent pas avec des anthologies déplorables. Ils sortent alors des livres en mesure de captiver le lecteur. Poisson-Chien, de Laurent Rivelaygue, accomplit cet exploit.
Le récit qu'il nous conte participe grandement de ce sentiment. Tu reviendras là-dessus plus tard. L’objet en lui-même représente une autre raison de ton engouement. Au premier abord, rien d’extraordinaire : couverture souple assortie d’une illustration plutôt seyante, dévoilant l’identité graphique de son auteur (que tu connaissais déjà grâce à la couverture de L'Apocalypse des homards chez Dystopia Workshop). Car Rivelaygue écrivain est aussi Rivelaygue graphiste. Il te suffit ainsi de feuilleter le livre pour découvrir qu’il est essaimé d’images étranges (personnage à tête de poulpe, chien sur planche à roulettes, femme dotée d’une bouche à la place du vagin…). Tu t'aperçois également que sa maquette est tout sauf unitaire. Les polices changent à chaque page, soulignant un effet de style, renforçant une ambiance ou appuyant le trait de caractère d’un protagoniste. Poisson-Chien se révèle donc un bien bel objet, un ouvrage hors-norme méritant bien que tu en parles ici.
Mais ce bouquin ne ressemble pas à la majorité des autres également parce qu’il raconte une histoire inhabituelle. Tu en as jugé dès l'entame du roman, avec l’entrée en scène d’un personnage psychopathe, accompagné d’un carassin qu’il prétend être son chien. Le premier, Mors Mortis, va se rendre coupable d’un meurtre sanguinaire à la pioche. Le second, Albert Fish, le poisson-chien qui donne son titre au livre, compose avec son maître le duo emblématique du récit. Les choses ne s’arrangent pas en page 2, ni à la 3, pas plus que dans les 270 autres. Semant les cadavres sur son chemin, Mortis a à ses trousses les plus célèbres policiers de la ville, les frères jumeaux Goronov, dont les méthodes se révèlent peu académiques. Le tueur croisera la route de nombreux autres personnages loufoques : Alexina Alexina, l’ancienne prostituée acariâtre devenue guichetière à la gare ; Billy Bone l’ange suicide, chargé par Uriel le feu du Ciel de détruire Asmodeus, démon qui s’est infiltré sur Terre sous les traits d’un prêtre lubrique (on conçoit la difficulté de le confondre) ; Avida Dineros, l’agent artistique nymphomane, qui repère Treffendel Monterfil et le prend entre ses cuisses (plutôt que son aile), lorsque ce dernier fabrique sa Tour Eiffel en allumettes ; Monterfil, d’une naïveté absolue, tenant un journal où transpire, sur feuilles à petits carreaux, dans son écriture d’élève modèle, son incapacité à comprendre quoi que ce soit et notamment le harcèlement sexuel sans subtilité auquel le soumet sa concierge ; René-Georges Bokmunst le milliardaire et son fils John-John qui essaye d’éliminer son paternel pour hériter de sa fortune et financer sa « cyberencyclopédie expérimentale, partielle et anarchique à l’usage exclusif des oubliés de la culture et des naufragés du savoir » ; et cætera. Les protagonistes sont nombreux et leurs aventures t’ont d’abord paru sans queue ni tête. En réalité, tous ces personnages ne font que se croiser et se recroiser au fil des pages, les délires d’untel ayant des conséquences (bien souvent mortelles, car on meurt beaucoup dans Poisson-chien) sur les péripéties des autres. Les aventures imbriquées et foutraques des rejetons de Rivelaygue surprennent, choquent, réjouissent, passionnent. Tu ne peux pas le nier, tu as adoré cette plongée dans l’univers fantasmagorique, acide et débridé imaginé par l’auteur. Tu t'es marré des expériences débiles de John-John Bokmunst ; tu t'es amusé des transgressions illégales des Goronov dans l’exercice de leurs fonctions, surtout que leur travail est filmé pour la production d’un documentaire, situation les obligeant à maintes reprises à saisir la cassette pour effacer les traces de leurs méfaits ; même le penchant de l’auteur pour les beaux gosses qui tombent des femmes superbes, et donc la multiplication insensée des protagonistes bien faits de leurs personnes, au-delà des normes de notre morne monde, t’a provoqué des sourires. En réalité, tous les personnages du roman intéressent, car chacun reflète, au travers d'un miroir plus ou moins déformant, un spécimen de notre société. Leurs moteurs, qu’ils soient l’ambition financière, l’appétit sexuel, l’amour, la haine, la folie meurtrière, font tourner le cosmos loufdingue de Rivelaygue autant que celui, peut-être presque aussi fou, dans lequel nous évoluons.
L'univers hallucinant de Poisson-chien rappelle celui de Jacques Barbéri dans Narcose (aux éditions La Volte également). Ceci par son aspect déstabilisant et, en première analyse, sans logique, version parallèle de notre monde auquel on aurait ajouté une bonne dose de délire et des pincées de fantastique. Le roman de Rivelaygue se présente aussi comme un ouvrage irrévérencieux, politiquement incorrect. Qu’il se termine en demi-teinte, avec une certaine mélancolie, renforce le désabusement qui pointe au travers de l’histoire débridée et de ses personnages avilis, aux destins tragiques.

De l’œuvre de Laurent Rivelaygue, tu es donc tout à fait disposé à en découvrir plus. Or, voilà que vient de paraître aux éditions Baleine Le Von Mopp illustré, « dictionnaire subjectif des mots difficiles et imprononçables de la langue française ». Un second livre qui mériterait une chronique sur ce blog, beau, avec sa couverture à rabats, ses illustrations innombrables et son contenu intégralement en couleur. Mais tu ne vas pas enchaîner deux papiers sur le même auteur. Toutefois, pour achever celui-ci, débuté en parlant d’un tout autre roman, tu pourrais finir sur ce troisième ouvrage. Tu recommanderais alors à tes lecteurs l’acquisition de ce nouveau délire graphique où Rivelaygue joue également avec les mots et les images, en lâchant totalement la bride à son imagination foisonnante. Il offre en tout cas un machin inédit, fort sympathique et alléchant, en s’associant à une deuxième maison d’édition assez folle pour l’encourager dans sa douce folie.
Tu en redemanderais bien.

Poisson-chien.jpg
Poisson-Chien, Laurent Rivelaygue (2006), La Volte, décembre 2006, 271 pages, 18€ env.

Haut de page