À contresens - Tom Liehr

Je dois avouer un faible pour les éditions Asphalte. Leurs livres sont magnifiques, avec des couvertures à rabats superbement sobres pour la collectionFictions, originales pour les « Noirs ». Mais surtout, leur contenu est bon. J'ai déjà, ailleurs, parlé en bien de Dustin Long et de son Icelander. Quant à Tommaso Pincio, sa Cinacittà m'a fortement impressionné. Je conseille également Londres Noir qui, je dois le reconnaître, m'a quelque peu remué les boyaux (à prendre comme un compliment).

Les éditions Asphalte, ce sont des livres qui proviennent du monde entier, d'écrivains dont on n'a bien souvent jamais entendu parler. Ils prennent alors l'aspect de découvertes, de prises de risques pour le lecteur, mais qui s'avèrent rarement, voire jamais, des déceptions. Avec À contresens, ce motif est respecté. En effet, son auteur, Tom Liehr, est inconnu en France. Cet écrivain allemand a pourtant déjà signé quatre romans. Mais en France, il n'avait jamais été traduit jusqu'à ce que la petite maison d'édition indépendante s'y attelle. Et voilà l'occasion pour le lecteur d'être projeté en Allemagne, sur les pas de l'orphelin Tim Köhrey. Accueilli dans une famille moribonde, ce dernier va vivre une enfance, puis une adolescence, et enfin une vie adulte agitée, convulsée pourrait-on dire, sur fond de musique pop, de bière, de cigarettes et de déceptions amoureuses. Tom Liehr raconte également, en arrière-plan, quarante ans de l'histoire de son pays, des années 70 aux années 2000. Des décennies marquées par un clivage est-ouest, l'effondrement du Mur et l'évolution d'une société qui a eu le plus grand mal à digérer la guerre froide.

Et tout cela est fort bon.
Tout d'abord, parce qu'À contresens se caractérise par un caractère germano-allemand prononcé, sans repousser le lecteur français moyen qui, on ne l'ignore pas, se moque comme de sa première chemise de ce qui se passe de l'autre côté du Rhin. Tom Liehr, en auteur qui écrit en premier lieu pour ses compatriotes, ne s'embarrasse pas de la susceptibilité gauloise. Il évoque donc l'Allemagne, Berlin ou Hanovre comme si tout un chacun savait de quoi il parle. Les efforts des traductrices, Carine Destrumelle et Alexia Valembois, qui parsèment de notes les bas de pages, sont assez peu récompensés. Le lecteur non germanophone, qui ne connaît de l'Allemagne que l'Oktoberfest de Munich et son passé historique en rapport avec un petit moustachu vitupérant, reste aussi ignare en matière allemande qu'à l'ouverture du livre. Et pourtant, à aucun moment le lecteur ne se sent vraiment dépaysé. Tom Liehr réussit à transmettre l'essentiel : les émotions attachées à des lieux, les ambiances qui y règnent. Le reste, pour celui qui n'a jamais arpenté la Kurfürstenstraße ou vidé une Veltins, tient du flou artistique. Il lui échappe sans doute des références intéressantes, mais il ne ratera rien du plaisir de lecture et d'évasion que fournit le roman.
Ce plaisir est en grande partie lié à la puissance de l'écriture de Tom Liehr. Je ne parle pas particulièrement de style. L'auteur allemand écrit simplement, sans sophistication. Cela n'empêche pas ses mots de toucher le lecteur, par la justesse de ce qu'ils racontent. Tim Köhrey est en effet un personnage principal attachant. Tom Liehr le fait vivre et grandir au fil des pages, montrant l'évolution d'un homme dont la vie n'a pas débuté sous les meilleurs auspices et qui suit un chemin hésitant entre déboires sentimentaux et échecs professionnels. Il se dévoile alors un individu profondément humain, un personnage terriblement crédible. On ne s'étonne pas de ses réactions, tant elles paraissent naturelles au regard de sa psychologie, de son vécu, du caractère qui s'est forgé depuis son adolescence et qui se renforce tout au long de son existence. À contresens se présente ainsi comme le récit d'une fuite perpétuelle d'un homme confronté à une vie rarement rose. Tim Köhrey fuit tout : les responsabilités, les difficultés, les sentiments, la réussite, la culpabilité. Même lorsqu'il décide de prendre son destin en mains, d'aller à contresens, il commence par fuir un présent auquel il n'aurait jamais dû aboutir. D'indécisions en mauvais choix, Tim se délite, avec l'aide de l'alcool et de la cigarette, malgré la musique qui représente tout pour lui, jusqu'à s'encroûter dans une existence moribonde et rébarbative. Mais sans doute dois-je arrêter ici la description, de peur d'en dire trop...

J'ajoute seulement que Tim Köhrey est DJ. Un métier qui l'emmène d'une soirée à d'autres, parfois minables lorsqu'organisées par de petites entreprises de province pour leurs employés pitoyablement alcooliques. L'auteur imprègne alors son roman de musique. Tom Liehr en profite ainsi, dans certains passages, pour donner quelques jugements de valeur sur tel groupe ou tel morceau. Il montre à l'occasion que les goûts musicaux reflètent en partie le niveau ou l'origine sociale. Quand les Berlinois branchés se trémoussent sur les tubes hypes, les discothèques de campagne attirent leurs clients grâce à des classiques de la variété allemande...
Tom Liehr, lui-même mixeur, exprime ainsi son amour pour la musique. Une passion, que la playlist qu'il a sélectionnée et qui accompagne l'ouvrage lui permet de prolonger. On y découvre des titres de groupes jouissant d'une renommée certaine : Editors, Placebo, Interpol, The Killers, Depeche Mode... Mi-rock, mi-pop, elle est à l'image du livre. Et de la vie du personnage principal. Elle s'écoute en tout cas bien plus facilement que la liste des numéros 1 du Hit Parade allemand qui se constitue au fil des chapitres en les concluant. Les événements majeurs de l'existence de Tim Köhrey trouvent en effet écho dans les morceaux pas toujours excellents qui ont marqué l'histoire de la musique moderne : I Just Call To Say I Love You de Stevie Wonder, Don't Woory, Be Happy de Bobby McFerrin ou encore Looking For Freedom de David Hasselhoff. Véritable leitmotiv, ces évocations d'un passé musical varié rythment le récit en renforçant l'impression donnée par le chapitre ainsi clôt. À contresens devient alors autant un roman qui traite de musique qu'un livre porté par cette dernière. 

À contresens réussit à séduire par sa justesse et son intensité. Sans conteste, ce quatrième livre de Tom Liehr est une réussite et une belle découverte. On ne peut qu'espérer que les éditions Asphalte, ou une autre maison, se pencheront sur le reste de l'Œuvre de cet auteur allemand pour lequel j'ai à présent un a priori très positif.

À contresens (Geisterfahrer), Tom Liehr (2008), traduit de l'allemand par Carine Destrumelle et Alexia Valembois, Asphalte (Fictions), septembre 2010, 325 pages, 22€ 

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