Aberration de lumière - Gilbert Sorrentino

Tu te souviens, lecteur, Gilbert Sorrentino m’avait beaucoup impressionné avec La Folie de l’or, son western délirant sous forme interrogative. La sortie chez Actes Sud, en ce début d’année 2013, d’un « tout nouveau » roman de l’auteur (parution originale aux États-Unis en 1980) représenta l’occasion de découvrir plus avant son Œuvre semblait-il remarquable. Sans grande surprise, Aberration de lumière est un livre exceptionnel. Toutefois, si le niveau de qualité littéraire de l’ouvrage justifie à première vue une chronique sur ce blog, il n’en est, à priori, pas de même pour l’élégance somme toute ordinaire de l’objet proposé par les éditions arlésiennes. Malgré une maquette sobre et une couverture reproduisant un tableau d’Edward Hopper, la présente parution rivalise difficilement avec celles d’autres maisons (ir)régulièrement mises à l’honneur ici. Mais, exceptionnellement, j’ai décidé de rabaisser l’exigence esthétique de Hard Cover et de dire deux ou trois trucs sur le meilleur livre que j’ai lu depuis le début de l’année…

L’action d’Aberration de lumière se situe en 1939. L'Amérique sort de la Grande Dépression. La Seconde Guerre Mondiale menace, même si à part quelques évocations au cours du récit, les protagonistes ne semblent pas s’en inquiéter outre mesure. Ces derniers résident pour l'été dans la pension des Stellkamp, dans le New Jersey. Les journées se déroulent en toute tranquillité, entre parties de croquet, escapades au Budd Lake et discussions entre gens de bonne compagnie. Du moins est-ce ainsi que cela devrait se passer.
Cette année, comme les précédentes, John McGrath (veuf depuis peu), sa fille Marie (jolie femme d'une trentaine d'années, fraîchement divorcée de Tony Recco) et son petit-fils Billy (10 ans) retrouvent les résidents temporaires habituels de la maison : Helga Schmidt (dont le mari est mort dernièrement) et les familles Sapurty et Copan. Mais ils côtoieront également un nouveau venu, Tom Thebus, trentenaire divorcé coureur de jupons. Ce dernier va entreprendre Marie, qui se montrera sensible aux avances du bel homme. Or, John McGrath comprendra vite les (immorales) intentions de Tom et s’opposera à la relation naissante entre les deux jeunes gens, au risque de provoquer quelques frictions père-fille. Cela dit, les motivations du grand-père trouveront leur origine au-delà de la protection de la vertu filiale, comme nous le verrons plus tard.
Voilà pour un rapide résumé de l’intrigue, assez basique et qui peut sembler bien mince pour maintenir en haleine le lecteur sur 317 pages.

D'autant plus que Gilbert Sorrentino n'est pas le genre d'auteur à tirer à la ligne. J’ai à peu près décrit tout ce qu’il y a à savoir sur les évènements des six semaines estivales racontées dans Aberration de lumière. Rajoutons seulement, et sans vraiment spoiler, que l’entreprise de Tom va approcher le succès alors qu’il ramène en voiture Marie d’une soirée arrosée au bar dansant Le WigWam. Il ne réussira toutefois pas à conclure, n’obtenant de la jeune femme qu'une masturbation frustrante.
Gilbert Sorrentino, en réalité, raconte à quatre reprises la même histoire. Ceci en changeant chaque fois le point de vue du lecteur. Billy sert de premier référentiel. Sa perception des évènements s'avère incomplète, autant que peut être parcimonieuse la compréhension du monde des adultes par un enfant. Dès, voire même tout particulièrement dans ce premier volet du livre, l’auteur excelle à la narration. Il fait preuve d’une impressionnante maîtrise du langage simplifié du garçon, de ses sentiments à l’égard des grandes personnes, qui se jaugent à l’aune de l’affection et de l’attention qu’ils lui portent. En quelques pages, le lecteur est déjà conquis par la prose de Sorrentino et des protagonistes convaincants. Le voilà happé, non sans délectation, par le roman et une intrigue qu'il pressent plus complexe et profonde qu'il ne semble.
Puis le récit bascule, et le point de vue devient celui de Marie. « Mom » n’est alors plus une simple maman. Elle apparaît comme une femme, dotée de sentiments qu’un enfant ne peut pas parfaitement comprendre. Le personnage gagne en épaisseur. Sa personnalité, ses réactions et ses actes (pour beaucoup invisibles à son fils) sont mis en lumière. Tom Thebus, le papa de substitution potentiel se transforme en un autre individu : un mâle, un amant probable. Le charme de Tom s’imprègne d’une connotation sexuelle, évidemment imperceptible pour Billy, mais pas pour Marie. Celle-ci, précisons-le, s'avère assez prude, bien qu’elle ait été mariée, soit mère et ait donc logiquement déjà couché avec un homme.
Thebus, lui, gagnera encore en noirceur dans la troisième phase du récit, dont il est le personnage clef. Le sexe ne possède pas de secrets pour ce coureur de jupons, que n’intéressent en définitive que de baiser, l’argent et la réussite sociale. Ce Tom à peine esquissé dans les étapes précédentes du roman s’incarne en toute transparence et dans toute son ignominie.
Enfin, la quatrième partie révèle un John McGrath bien différent de celui qu'il veut paraître, et de celui que connaissent les autres personnages. Son opposition à toute relation intime entre Thebus et sa fille s'éclaire, ne s’expliquant pas seulement par une attitude protectrice vis-à-vis de Marie, comme je l’insinuais précédemment. L’éternelle pudibonderie américaine des années 30 (sans doute pas tout à fait disparue au XXIe siècle), qui a en partie ruiné sa vie sexuelle misérable, ainsi que la frustration qu’elle provoque, commune à la quasi-totalité des personnages du livre, en est le moteur. Mais je te laisserai, lecteur, découvrir par toi-même les tourments de John McGrath…
Gilbert Sorrentino fait donc évoluer l’intrigue tout en la répétant plusieurs fois. Ses personnages gagnent en complexité à chaque reprise (y compris les protagonistes secondaires, voire physiquement absents comme l’ex-mari de Marie, la maîtresse de ce dernier, Helga Schmidt, les filles Copan…). Par la même, il nous est offert de mieux les comprendre, les aimer ou les haïr. Jamais l’auteur n’ennuie, ne donne l’impression de se redire. Chaque partie ajoute à l’histoire des éléments en apparence mineurs, mais qui nourrissent l'intérêt du lecteur vis-à-vis de l'individu qui sera mis à nu plus loin dans le roman. Une curiosité d’autant plus titillée par l’ambiance du récit. Sorrentino maintient en effet tout du long une tension à peine palpable, mais qui trouve sa source principale dans des passages prenant la forme d’interrogatoires. Quoi d’autre qu’un drame peut justifier un procès fictif pendant lequel un témoin semi-omniscient est questionné sur ses acteurs ? Le lecteur est suspendu dans un état d’attente d’une conclusion possiblement fracassante, probablement tragique, peut-être même fatale.

Sans nul doute, nous assistons, impuissants, à une tragédie. Au fil de notre lecture, une Amérique pudibonde se dévoile. Les protagonistes d’Aberration de lumière, vieux comme jeunes (Billy aussi, bien qu'il ne les comprenne pas), sont confrontés à leurs appétits sexuels, que la société des années 30 réprime. Mais les envies sont bien là, plus ou moins assumées, plus ou moins ignorées. En elles, tous les personnages du roman se retrouvent. Elles sont à l’origine des actions et réactions des uns vis-à-vis des autres. Elles sont leurs motivations souvent inconscientes : Marie assoiffée de vengeance envers son mari adultère, Tom désirant coucher avec Marie, John se rapprochant de la veuve Schmidt tout en refusant les désirs charnels qu’il éprouve… Toutes ces personnes qui évoluent en toute bienséance à longueur de journée, à longueur de vie, vivent en conséquence un rapport honteux, voire violent, avec leur sexualité. Le tableau s'avère effrayant, affligeant, peut-être même parfois écœurant. Mais il exprime aussi une authenticité et une sensibilité qui frappent et passionnent. Gilbert Sorrentino impressionne par la justesse avec laquelle il décrit ces êtres humains qui s'entrechoquent.
L’auteur nous épate également de par la solidité de son talent narratif, la solide architecture de son récit. Il s’amuse avec les schémas littéraires traditionnels et se joue de la narration classique. Chapitres dont la forme s’inspire du courant-de-pensée, retranscriptions de lettres aidant beaucoup à appréhender les personnages (à l'écrit, ces derniers révèlent des sentiments intimes car l’échange épistolaire est censé rester secret entre ses participants ; fautes d’orthographes et de grammaires montrent leur niveau d’éducation) et passages de type interrogatoire se succèdent, ne nous enfermant pas dans une lecture monotone. Sorrentino travaillait son écriture en ce sens. N’a-t-il pas d’ailleurs lui-même indiqué avoir « un souci obsessionnel de la structure formelle, une aversion pour la répétition de l’expérience, l’amour de la digression et de la broderie, un immense plaisir à donner des informations fausses ou ambiguës, le désir d’inventer des problèmes que seule l’invention de nouvelles formes peut résoudre, et la joie de faire une montagne de rien » ? Sans être aussi fou que La Folie de l’or et que ne le semble Salmigondis que je lirai prochainement, Aberration de lumière révèle en effet le goût de l’auteur pour les tentatives littéraires originales.

Il reste aux éditeurs hexagonaux encore bien des livres de Gilbert Sorrentino à faire traduire. Le catalogue des romans disponibles en français comporte cela dit des ouvrages ayant fort bonne réputation, voire exceptionnels, comme Aberration de lumière. L’Œuvre de cet auteur, un des grands écrivains du XXe siècle, ne peut que passionner les lecteurs amoureux des littératures post-modernes.

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Aberration de lumière (Aberration Of Starlight), Gilbert Sorrentino (1980), traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner, Actes Sud, janvier 2013, 317 pages, 22,80€

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