Les Fleurs du karma - Tommaso Pincio

Même si personne n’en a rien à carrer de ton avis, tu vas te sentir obligé d’ouvrir ta gueule et de critiquer les lecteurs français d’Imaginaire et les éditeurs du genre dont la production s'avère de plus en plus médiocre. Les premiers, en effet, méconnaissent Tommaso Pincio, malgré les publications de ses deux premiers romans dans les collections Folio SF de Gallimard et Lunes d’Encre de Denoël. Ils ne font pas d’effort. Il faut dire que les couvertures n’étaient pas signées Manchu. Les seconds se montrent frileux, sombrent dans la facilité de la préquelle et de la séquelle. Ils ont abandonné à de nombreux éditeurs indépendants (Inculte, L'Arbre Vengeur, Dystopia Workshop, Attila, La Volte…) le soin de publier ou de republier des auteurs intéressants mais peut-être un peu difficiles : il est compliqué de demander à Manchu d’illustrer leurs livres. Des exemples ? Jacques Abeille, Léo Henry, Lisa Tuttle, Jacques Barbéri… Et Tommaso Pincio, dont les ouvrages sortent maintenant, et depuis Cinacittà, aux éditions Asphalte. Le petit dernier (édité, mais pas son dernier écrit puisqu'il s'agit de celui cité précédemment), Les Fleurs du karma, a paru en janvier, traduit par Sarah Guilmault.

Pourtant, Les Fleurs du karma est un pur roman de science-fiction, que presque aucun des lecteurs de SF ne lira (d’où ta légère exaspération à leur égard que tu échoues à étouffer), signé par le traducteur italien de Philip K. Dick. L’influence de l’auteur d’Ubik, du reste, se fait fortement ressentir dans ce récit que tu vas tenter de résumer rapidement.
Laïka Orbit fuit. On ne sait trop quoi. Elle non plus d’ailleurs, car elle se souvient à peine de son passé et « n’est pas sûre que Laïka soit son vrai nom ». Un homme mystérieux l'accompagne, « le génie des nombres », dans une vieille Mustang de 1964, au travers d’une contrée envahie par la poussière, où on ne capte que la radio du karma, animée par le prolixe et bouddhique Little Big Om. Ils arrivent, au début du roman, à Cloaca Maxima, ville dont l’économie repose sur les usines à excréments qui la ceinturent et y répandent une désagréable odeur de merde. Prenant une chambre, numéro 101, au Déjà-Vu Hotel, tous deux pensent seulement faire étape une nuit dans la bourgade. Mais une série d’évènements va bouleverser leur plan : une tempête de poussière, la disparition du compagnon de Laïka, mettant en difficulté cette dernière auprès de la direction de l’hôtel, la consommation de ladite poussière, qui s'avère psychotrope, par la jeune femme, sa prise de conscience qu’elle ne se trouve pas dans un monde normal, voire qu’elle n'évolue pas dans un monde réel…
En parallèle, Tommaso Pincio raconte une tout autre histoire, liée à la première, bien que cela ne paraisse pas évident au premier abord. Celle du génie des nombres, mais aussi celle de sa mère, Kinky Baboosian. Celle-ci fuit le foyer familial en 1957, suivant en cela sa propre mère, en découvrant que son père n’est pas son père. Elle se retrouve alors sur les routes, en direction de la Californie. Son voyage s’achèvera à Haight-Ashbury, San Francisco, haut lieu du mouvement hippie dans les années 60. Là, elle donnera naissance à un enfant, fruit de multiples amours avec les membres d’une joyeuse bande circulant en bus, rencontrée peu avant, certainement les Merry Pranksters de Ken Kesey, que Tom Wolfe a immortalisé dans son célèbre roman journalistique Acid Test. Le petit garçon (celui de l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou ?) ne connaîtra pas une enfance très heureuse, dépourvue d’affection de la part de Kinky et de ses compagnons d’expériences psychédéliques. Être entouré d’hommes et de femmes presque continuellement sous l’influence de la marijuana ou du LSD n’arrangera rien. Ne pas posséder de prénom, ne pas avoir été enregistré à l’état civil par une mère qui s’oppose au système, non plus. L’enfant ne dit jamais rien ; il regarde son environnement avec un air indéchiffrable, inquiétant ; il reste assis en lotus des heures entières comme un « petit bouddha boudeur » ; lorsqu’il commence à parler, tardivement, il le fait sans prononcer les voyelles des mots. C q dnn ds phrss ssz p cmprhnsbls, vs vz… . Il est peut-être autiste, sans doute attardé. En effet non. Enfin probablement pas. En tout cas, d’une certaine manière, c’est un génie. Un génie des nombres. Il réalise des calculs mathématiques de haute volée à longueur de journée.
Tu laisseras à présent le plaisir au lecteur de découvrir comment Zxyz (nom dont il s’affuble à partir de ses 3-4 ans) rencontre Laïka. Puis comment il l’entraîne dans une fuite pour on ne sait où qui va s’achever à Cloaca Maxima, ou dans un fast-food, ou sur une île du sud de la Thaïlande. Car voilà l'un des intérêts des Fleurs du karma, roman qui avoue en peu de temps sa nature d’OVNI littéraire aux forts accents dickiens mais dont la conclusion se révèle incertaine jusqu'au bout.

Tu en reviens encore à K. Dick. Tommaso Pincio multiplie les références au mythique auteur de SF. Il te plonge dans un univers dont l’irréalité s'avère rapidement évidente. Très vite, tu sais que les personnages n’évoluent pas dans un monde parallèle, accolé au nôtre par des frontières floues, se chevauchant, comme l'Archipel du rêve de Christopher Priest. Le champ lexical de la boucle (Déjà-Vu Hotel, Loop Restaurant, Laïka Orbit), les souvenirs inexistants de la jeune femme, les renseignements de Little Big Om au sujet de cette dernière, qui tiennent de l’omniscience, convainquent que Pincio décrit une illusion. Ceci t’a, personnellement, un peu déçu, le mystère du début du roman se dissipant trop rapidement à ton goût. Toutefois, Les Fleurs du karma n’expose pas comme seule thématique une interrogation sur la réalité du monde qui nous entoure.
Tu peux ainsi évoquer le thème de la paranoïa, cher également à l’auteur de Substance mort, et à travers lui, celui du complot, que Tommaso Pincio avait déjà abordé dans Le Silence de l’espace. La poussière qui recouvre tout dans l’État où se trouve Cloaca Maxima possède prétendument des yeux, permettant au Gouvernement de surveiller assez étroitement la population. Cette dernière est soumise à des règles strictes, dont chaque violation doit faire l'objet d'un signalement sur le répondeur de la sécurité publique. Dans l’autre volet du roman, Zxyz, adulte, après des études à Princeton, prétend avoir été engagé par la Random Corporation. Cette société, apparemment secrète et gouvernementale, lui verserait des indemnités en échange des calculs qu’il réalise allongé sur son canapé mathématique, dans le taudis lui servant d’appartement. Tape « Random Corporation » dans le plus célèbre des moteurs de recherche. Les résultats se révèlent peu intéressants, montrant que l'entreprise est pure invention de l'auteur. Tape ensuite « Projet Random ». Le premier lien qui remonte renvoie au Global Consciousness Project, « expérience parapsychologique débutée en 1998. Utilisant des appareils électroniques situés dans divers endroits du monde, [ce projet] cherche à mesurer d'éventuelles anomalies dans la génération de nombres aléatoires, qui seraient corrélées avec d'importantes émotions collectives lors d'événements mondiaux »2. En d’autres termes, le GCP cherche à démontrer l’existence de la noosphère décrite par Vladimir Vernadsky et Pierre Teilhard de Chardin, à savoir une « sphère de pensée humaine ». Peux-tu croire à une coïncidence ? As-tu besoin de rappeler l’ingéniosité espiègle de Tommaso Pincio, auteur qui essaime dans ses romans des détails obscurs mais qui éclairent ses propos (tu te rappelleras que dans Cinacittà, il évoquait la colline du Pincio en faisant référence à son personnage principal, laissant entendre par la même qu’il s'y mettait en scène personnellement) ? L'évocation même ténue, de l'ordre de l'association d'idées, de la noosphère explique, à tes yeux, le lien entre les personnages, dont les histoires se joignent finalement dans cette « sphère de pensée humaine ».
Une autre thématique des Fleurs du karma, bien plus centrale et évidente, est celle du mouvement hippie, de l’été de l’amour, des communautés de jeunes personnes éprises de liberté et de drogues qui se formèrent dans les années 60. Surtout, Pincio traite de leur échec. En spectateur et narrateur de l’histoire de Kinky Baboosian, son fils donne une vision pragmatique, plutôt cynique, assez dure des expériences collectives comme celle de la maison de Haight-Ashbury où il grandit. Car au lieu de changer le monde, les hippies ont, eux, été rectifiés. Forcés de se couler dans le moule du parfait Américain, ils sont finalement devenus des employés et des cadres moyens au service d’une société de consommation dont ils rejetaient les valeurs quand ils portaient les cheveux longs et le joint aux lèvres. George R. R. Martin, dans ce qui est probablement son seul roman digne d’intérêt, Armaggedon Rag, avait déjà abordé ce thème, en soulignant le sentiment d’échec de cette génération qui voulait transformer, voire sauver le monde. Tommaso Pincio évoque, avec tout autant de lucidité, en conséquence assez durement, un passage capital de l’Histoire américaine.

Les Fleurs du karma explore donc plusieurs sujets passionnants et se présente comme un récit incontestablement intéressant, d’une grande densité. Les fans de science et de science-fiction apprécieront les nombreuses références au genre (l’épisode de la Quatrième Dimension où un homme peut modifier les pensées des gens lorsqu’il fait tomber une pièce sur la tranche, la chambre 101 du Déjà-Vu Hotel qui servira de théâtre pour une scène ignoble, Alan Turing et Joan Clarke qui apparaissent dans la biographie de Barnie, le père de Kinky Baboosian…). Beaucoup de clins d’œil échapperont sans doute aux lecteurs moins familiers des ouvrages de SF, mais on peut se dispenser du bagage littéraire de Tommaso Pincio (que tu ne possèdes pas toi-même) pour aimer son roman. Certes, la conclusion, du type « ce n’était qu’un rêve » t’a un peu déçu et risque de provoquer le même sentiment à d’autres personnes. Elle n’efface toutefois en rien la force avec laquelle le livre touche, par sa drôlerie loufoque et des passages marqués par un désenchantement qui n’exclut pas totalement l’espoir.
Tommaso Pincio, encore une fois, prouve son statut d'auteur remarquable. Les Fleurs du karma n'apparaît pas, de ton point de vue, comme son meilleur roman, puisque Cinacittà t’a bien plus impressionné. Cependant, le dernier ouvrage de l’écrivain italien paru chez Asphalte mérite le détour, comme l’ensemble de son Œuvre.

2Source Wikipédia.

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Les Fleurs du karma (La ragazza che non era lei), Tommaso Pincio (2005), traduit de l'italien par Sarah Guilmault, Asphalte, Fictions, janvier 2013, 278 pages, 21€

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