À l'épreuve de la faim - Frederick Exley

En 2011, tu avais acheté, lu, fortement apprécié et commenté le premier roman de Frederick Exley, Le Dernier stade de la soif. Son éditeur, l’inestimable Monsieur Toussaint Louverture, a publié cette année le deuxième titre de l’auteur, À l’épreuve de la faim, paru à l’origine en 1975. Il le présente sous une couverture fabriquée avec le même carton « durement foulé » qui, cette fois, est déchiré pour laisser apparaître le portrait d’Exley de la page de garde. À la traduction, Philippe et Emmanuelle Aronson œuvrent avec la compétence qu’on leur connaît (confère celle de l'excellent western de Patrick deWitt, Les Frères Sisters). Sans réelle surprise, le « Journal d’une île froide » (Pages From A Cold Island) de Frederick Exley t’a plu. Mais pourquoi donc ?

Avant de répondre à cette question qui brûle les lèvres de ton lectorat (clairsemé), commence donc par le traditionnel résumé de l’intrigue, pour autant qu’on puisse dire qu’À l’épreuve de la faim relate véritablement une histoire…
Dans son deuxième roman, comme dans le premier, Frederick Exley ne cherche en effet pas tant à raconter qu’à se raconter. Et pour tout dire, il se la raconte un peu au passage, puisque toute vérité peut être mise en doute dans ces « Mémoires fictifs » d’un alcoolique, paranoïaque et schizophrène ayant expérimenté les affres des séjours en Institut. Le leitmotiv du Dernier stade de la soif était l’obsession d’Exley pour le joueur de football Franck Gifford ; À l’épreuve de la faim est rythmé par les évocations répétées d’une autre personnalité à laquelle était attaché l'auteur : Edmund Wilson.
Tout comme toi avant peu, nombre des rares personnes qui tomberont sur cet article ne connaissent pas (encore) ce personnage. Il s'avère pourtant reconnu comme une figure majeure de la littérature américaine du XXe siècle (date de naissance et de décès : 1895 - 1972), tant comme écrivain que comme critique. Certains de ses livres ont été traduits en français, mais se révèlent difficilement trouvables sans l’aide d’un libraire compétent (Mémoires du comté d’Hécate, J’ai pensé à Daisy, Pardon aux Iroquois…). Il poursuivit des correspondances avec Vladimir Nabokov ou Anaïs Nin et participa à la popularisation de Francis Scott Fitzgerald, William Faulkner ou Ernest Hemingway, as-tu lu sur Internet.
Lorsque survient la mort de Wilson, Frederick Exley est en train d’écrire son deuxième roman (celui dont tu parles, donc). Le manque de succès commercial du Dernier stade de la soif l’a profondément déçu, même si le livre a reçu un bon accueil de la part de la critique. Il y travaille depuis environ quatre ans, installé sur l’île de Singer, en Floride, et passant la majorité de son temps avec les piliers de bar du Beer Barrell, dont il fait d’ailleurs partie. Il éprouve de grosses difficultés à signer un roman du niveau du précédent. Désespéré (« l’épithète froide dans le sous-titre, accolé à l’île, où des températures de plus de trente degrés n’étaient pas inhabituelles, s’appliquait davantage à mon âme qu’à la météo ») il sera, en 1971, à deux doigts de se suicider. Il décide alors d’interviewer Gloria Steinem, une figure du mouvement féministe dont il doute de la sincérité, espérant puiser dans cette entrevue de la matière et du sens à insuffler à son récit. Le roman se compose ainsi de multiples anecdotes avec lesquelles Frederick Exley narre, ni plus, ni moins, comment il a écrit son livre. En somme, À l’épreuve de la faim raconte À l’épreuve de la faim.
Parmi ces récits, dont la visite fanique à Talcottville, où Edmund Wilson possédait la « Vieille bâtisse en pierre » qu’il occupait l’été, est le point d’orgue, se trouvent aussi une rencontre avec Norman Mailer, la remise d’un prix pour Le Dernier stade de la soif et les aventures d’Exley en Iowa, où il participa à un atelier d’écriture pendant le premier semestre 1972. Fidèle à la technique de narration qu’il avait déjà employée pour son premier roman, Frederick Exley ne déroule pas son propos de manière chronologique. Il use de multiples allers-retours temporels. Ces derniers permettent à l’auteur de mettre en relations des évènements passés et présents que ne lie pas forcément un rapport évident. Toutefois, ce Journal d’une île froide les rapproche afin de dessiner un portrait subjectif des États-Unis des années 60 et du début des 70, provoquant chez Exley « plus de pessimisme que d’exaltation ».

Cette construction ne possède pas que des points positifs. Il ressort de la lecture d’À l’épreuve de la faim une impression de légère confusion, que tu avais déjà relevée en lisant Le Dernier stade de la soif. En cela, les deux romans offrent un point de comparaison.
Ils diffèrent par contre totalement sur la manière dont tu as perçu le personnage de Frederick Exley, (sans doute pas le véritable Frederick Exley, d'ailleurs, mais plutôt un double fictif, presque une caricature). Dans sa première fiction autobiographique, il réussissait à t’apitoyer, à provoquer un incontestable sentiment d’empathie à son égard. Voilà, sans nul doute, une des qualités de cet ouvrage-là. Ici, l’auteur ne se présente pas de la même manière. Chacune des rencontres qu’il narre s'avère, plus ou moins une déception, voire un échec, mise à part celle avec Mary Pcolar, l’assistante de Wilson. Exley y apparaît maladroit, offusquant une Gloria Steinem, échouant à impressionner un Normal Mailer, frôlant la crise diplomatique avec une Rosalind Baker Wilson (fille d’Edmund). L’homme se révèle faible (« j’avais peur : peur de la beauté et de la laideur, peur d’être aimé et de ne pas l’être, peur de vivre et peur de mourir, tellement peur du soleil que je ne parvenais pas à ouvrir les yeux le matin, et tellement peur de la nuit que je ne pouvais les fermer le soir pour m’endormir »), lamentable, mais sans apitoyer. En somme, il se dévoile tel que l’auteur un peu minable, dont le premier roman ne s’est pas vendu, qu’il pense être.
Tu n’as pu t’empêcher, tout au long du livre, d’imaginer Exley sous les traits de Charles Bukowski. Peut-être as-tu tort car même si les deux écrivains étaient contemporains (dates de naissance et de mort respectives : 1920-1994 pour Buko, 1929-1992 pour Exley), ils ne se ressemblaient pas physiquement. Ils ne se sont sans doute d’ailleurs jamais rencontrés. Dans Le Dernier stade de la soif, Exley se présentait comme une victime ne possédant pas le contrôle de son addiction et donc de son existence. Dans À l’épreuve de la faim, tu as ressenti une impression de maîtrise bien plus grande. On t'a montré, te semble-t-il, un homme capable de choisir entre la sobriété et l’ébriété, stoppant ou ralentissant à plusieurs reprises sa consommation d’alcool sans évoquer les affres du manque. D'autre part, Exley assume ici parfaitement une philosophie machiste (il prépare l’entrevue avec Ms. Steinem en s’imaginant la sauter ; il se vante de tirer son coup avec Zita la femme-zèbre après lui avoir flanqué une raclée). En quelque sorte, et comme l’auteur de Au sud de nulle part ou Les Contes de la folie ordinaire, il se décrit comme un mâle américain qui agit comme un connard misanthrope, mais par choix plus que par naturel (du moins le crois-tu).
En réalité, tu exagères un peu. Il ressort d’À l’épreuve de la faim, et du personnage de Frederick Exley tel que présenté, une réelle humanité (tout comme il y en a chez Henry Chinaski, au travers duquel se mit souvent en scène Bukowski). Simplement, c'est quelqu’un de difficile, qui peut faire honte à son entourage, mais dévoile plus de failles que de forces et que tu ne réussis pas, en définitive, à détester. Il ne s'avère pas toujours aisé de dissocier un auteur, en tant qu’homme ou femme, de son Œuvre et de se résoudre à l’explorer, d’autant plus quand ce dernier possède une composante autobiographique ou autofictionnelle. Dans le cas d’Exley, ses romans sont si bons que tu peux oublier le connard alcoolique pour ne prendre en compte que le grand homme de lettres. Et puis, dans les dernières pages, il dépeint à ses étudiants de l’atelier d’écriture de l’Iowa ce que représente pour lui le travail d’écrivain. Son personnage y retrouve fierté et splendeur : « l’excellence académique n’a jamais rien signifié pour un écrivain. […] Votre véritable vie littéraire […] commencera le jour où vous accepterez que l’exclusion, le chaos, la solitude, le travail, le travail et encore le travail sont les conditions sine qua non de l’écriture ; des conditions que nombre de vos pairs ont déjà adoptées ».

Donc, après avoir surtout expliqué les faiblesses d’À l’épreuve de la faim, tu te décides enfin à en dire du bien, comme tu l’annonçais dans l’introduction. Tu as jusqu’à maintenant sans doute donné l’impression que tu as détesté cette histoire d’écrivain qui peine à trouver de la matière pour son ouvrage. Or, le livre ne comporte rien de mauvais. Certes, il s'avère inférieur au Dernier stade de la soif, imparfait, peut-être à l’image des Mémoires du comté d'Hécate, texte de son modèle, « une velléité de fiction [écrite pour] essayer de plaire à tout le monde ». Tu doutes que Frederick Exley destinait son deuxième roman à plaire à tout le monde, même s'il courait après le succès. Par contre, tu qualifierais volontiers À l’épreuve de la faim de velléité de fiction. Comme tu l’expliquais précédemment, il ne raconte pas tant une histoire (ou des histoires) qu’il ne parle de littérature et des États-Unis des années 60 et 70. Ceci, il le fait comme peu de livres y arrivent. L’enthousiasme de l’auteur ne peut qu'aller droit au cœur des amateurs de beaux textes. Il donne envie de lire ou de relire de grands écrivains : Wilson, Nabokov, Mailer… Ni compatissant, ni manichéen, le roman écorne des figures majeures de l’époque. Mailer n’apparaît pas sous son meilleur jour. Wilson, malgré l’admiration qu'Exley lui porte, n’est pas présenté sans défauts. La stratégie du sénateur McGovern est critiquée avec lucidité par quelqu’un qui montre peu d’intérêt pour la politique et son pays, se préoccupant avant tout de la déliquescence de sa carrière, et par la même de son existence. Bref, tu as lu À l’épreuve de la faim sans jamais te départir d’un plaisir certain. L’ouvrage, passionnant, fait espérer que Monsieur Toussaint Louverture publiera également le troisième roman de Frederick Exley, à savoir ses Last notes from home, sur lequel tu te jetteras avidement.

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A l'épreuve de la faim (Pages From a Cold Island), Frederick Exley (1975), traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson, Monsieur Toussaint Louverture, février 2013, 317 pages, 22€

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