La Vie et les Agissements d'Ilie Cazane - Răzvan Rădulescu

En mars dernier se tenait, comme chaque année, Porte de Versailles, la grande messe parisienne de l'édition. Cette année, la Roumanie, entre autres, était mise à l’honneur. Tu t'étais procuré un ami détenant une invitation à l’inauguration du Salon du Livre (qui lui-même l’avait reçu d’une personne légitimement invitée). Tu pus donc rendre hommage à la littérature roumaine, même si tu connais peu cette dernière, et ce malgré sa vivacité et les auteurs de talent que comptent ses rangs. Justement, et là n’est sans doute pas une coïncidence, Zulma sortait ce mois-là, le roman La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane de Răzvan Rădulescu, traduit par Philippe Loubière. Une occasion bienvenue d’explorer plus avant les lettres d’Europe centrale.

Repends-toi d'abord pour ta mauvaise foi !
Prétendre que la littérature représentait la motivation première de ta présence à la soirée inaugurale du Salon serait mentir.
Tout d’abord parce qu’à l’instar de 99% des personnes présentes ce soir-là, tu t'y trouvais pour deux raisons. La première : jouer les pique-assiettes chez les maisons d'édition acceptant de rincer la dalle aux inconnus. La deuxième : saluer quelques copains disséminés au hasard des allées, sur leurs stands d’éditeurs parvenus (et offrant le champagne) ou qui, comme toi, traînaient là leurs guêtres, verres entre les doigts, sourires incrustés de morceaux de petits fours, à l'affût des célébrités, Président de la République française inclus.
Ensuite, si la littérature roumaine se voyait honorée, Mircea Cărtărescu, lui, n’était pas de la fête. L’auteur avait, comme quelques autres de ses compatriotes conviés au Salon, décliné l’invitation pour protester contre la nomination d’Andrei Marga à la direction de l’Institut Culturel Roumain. Selon Cărtărescu et d’autres intellectuels roumains, cet ancien ministre des Affaires Étrangères mène une politique rétrograde rappelant les belles heures de la dictature de Ceauşescu. « [Son équipe] profère des injures contre les plus importants artistes roumains et mène une guerre contre les intellectuels roumains les plus connus »1 a déclaré l’écrivain. L’impossibilité de rencontrer l’auteur de la trilogie Orbitor (à lire absolument, au passage), pour toi le principal intérêt littéraire du Salon du Livre de Paris 2013, diminuait grandement l’attrait de ce dernier…

Mais reviens plutôt à tes moutons et parle donc de La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane.
Răzvan Rădulescu est écrivain, scénariste et réalisateur. Sauf erreur de ta part, aucun de ses livres n’avait jusqu’à ce jour été publié en France.
Heureusement, Zulma est arrivé.
Tu pourrais t’attarder sur la qualité des ouvrages de cet éditeur. Mais à quoi bon répéter que le design des couvertures, signé David Pearson, mérite le qualificatif de fabuleux ? Pourquoi réaffirmer une fois de plus que les rabats représentent la classe incarnée ? Quant à la maquette et la police des Zulma, qui n’a pas déjà remarqué qu’elles servent admirablement le texte en fournissant un confort de lecture optimal ? Avec La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane, Zulma ne trahit pas sa réputation. Le livre s'avère d’une qualité indéniable, y compris en ce qui concerne son contenu.

Ce dernier se compose, comme le titre l’indique, du récit de l’existence d’Ilie Cazane. Mais comme ce nom est porté par deux personnes, le père et son fils, il narre en réalité les destins de deux individus.
Quand débute l’histoire, Cazane senior vit à Bucarest. Il n'exerce pas de profession mais, toujours affable, à la « faconde irrésistible », au « charme hypnotique », il lui arrive souvent de ne pas payer ses consommations, nourriture ou alcool, dans les bars de la ville. « La chose paraît d’autant plus inhabituelle que les tenanciers de bistrot bucarestois étaient, à cette époque, de simples employés de l’État et non les propriétaires des lieux ». Une grande partie des événements décrits dans le roman se déroule en effet en 1962. La République socialiste de Roumanie est alors présidée par Gheorghe Gheorghiu-Dej, et le sera jusqu’à son décès en 1965. Le dauphin de ce dernier se nomme Nicolae Ceauşescu. Pour resituer, le Président roumain le plus tristement célèbre dirigea le pays à partir de 1974 (en tout cas, il obtient le titre officiel présidentiel cette année-là) et jusqu’en décembre 1989. À cette date se déroule la Révolution anticommuniste roumaine qui s’acheva par le procès expéditif et la condamnation à mort du Conducatŏr et de son épouse Elena.
Mais en 1962, Ilie Cazane rencontre un jour Georgette Cozmoiu, venue visiter la capitale et avec qui il se marie deux semaines plus tard. Une précipitation mal vue par les parents de la jeune femme, agriculteurs à Liveni. Toutefois, ils tombent rapidement sous le charme de cet homme sympathique. Ce dernier, en effet, va très vite les combler en s’installant à la ferme et en les aidant aux travaux agricoles. En tant que paysan, Ilie s’avère extrêmement doué. Travailleur acharné, toutes graines qu’il sème donnent des moissons abondantes ; ses plants de tomates fournissent des fruits d’une grosseur impressionnante, au-delà de l’habituel.
Ses exploits ne tardent pas à atteindre les oreilles de la police. Entre alors en scène le Colonel Vasile Chiriţa, personnage au « visage rubicond et [aux] manières correctes […] mais dur et souvent dépourvu de scrupule ». L’officier du Ministère de l’Intérieur est chargé de l’enquête dont Ilie fait l’objet. Arrêté au matin du 17 mars 1962, Cazane est emmené au siège de la Sécurité et va subir plusieurs interrogatoires et pressions psychologiques afin de le faire parler. Car pour les miliciens, êtres pragmatiques et paranoïaques, le Colonel Chiriţa en premier lieu, les succès agricoles d’Ilie ne peuvent s'expliquer que par l’utilisation d’un engrais secret dont seul Cazane détiendrait le secret. Or, un Roumain dévoué à son pays, possédant une telle « poudre », devrait rendre service à la Nation et livrer la substance aux autorités. Elles sauraient évidemment en faire bon usage. Mais Ilie n'utilise aucune poudre, seulement un talent inexplicable, ce que Chiriţa va bien être obligé de reconnaître après une expérience qui donne pour résultat, à partir d'une graine pourrie, une tomate de 50 centimètres de diamètre. Il fait alors libérer Cazane. Ceci se déroule le 17 janvier 1963, jour du décès d’Ilie Cazane senior, mort écrasé par un camion.
Ilie Cazane fils naît le 6 septembre 1962. Il n’a donc jamais connu son père. Il grandit à Liveni. C’est un enfant plaisant de caractère, mais bien moins à regarder. « On ne peut pas dire qu’Ilie fut un enfant beau. Mignon, oui. Mais pas beau. Le grand-père, par exemple, aurait souhaité du fond du cœur qu’il ressemblât moins à son père et davantage à sa famille maternelle, qu’il eût la tête plus petite et moins bombée derrière, les oreilles plus égales et moins pendantes, les cheveux plus souples. Le poil du petit Ilie croissait en une brosse hirsute, quelle que fût la partie du crâne où sa toison poussait. La grand-mère, elle, désirait un petit-fils plus rubicond, plus potelé, le cheveu ondulé dans la nuque. Et si la nuque avait pu faire des plis grassouillets, ç’aurait été encore mieux ». Toutefois, il a hérité de son père un charme indescriptible, une curiosité et une inventivité étonnante.
L’histoire ne se présente pas de manière aussi linéaire que le résumé ci-dessus peut le laisser penser. D’ailleurs, au premier abord, le récit paraît un peu abscons, avant de s’éclairer évidemment au fil de pages. En effet, Răzvan Rădulescu fait basculer le point de vue du lecteur à plusieurs reprises, changeant de personnage central d'un chapitre à l'autre. La narration, à la troisième personne, ne s'avère pas pour autant objective et non moins omnisciente. Elle est l’œuvre du Colonel Vasile Chiriţa. Il parle donc de lui-même dans un mode impersonnel, bien qu’il se trahisse par moment avec des phrases où il utilise « je » comme sujet. Quant aux autres personnages, il possède suffisamment d’informations les concernant pour raconter leurs vies et leurs agissements, soit parce ce qu’il les connaît pour les avoir rencontrés, soit grâce aux dossiers du Ministère de l’Intérieur.
Les existences des protagonistes de La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane sont, tu t’en rendis peu à peu compte, fortement intriquées. Tu ne peux malheureusement en dire plus sans en révéler trop, même si, tu y reviendras peu après, cela n'est pas un hasard. Tu te contenteras de rajouter pour le moment que le récit prend des formes particulières à plusieurs moments. Notamment, l’auteur réussit à raconter le passage d’Ilie junior de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte en décrivant les principaux lits dans lesquels le jeune homme a dormi et fait l’amour. Ces chapitres-ci ne se révèlent pas sans malice, tout comme l’ensemble du roman n’est pas sans un humour assez subtil et pince-sans-rire.
Le texte arbore toutefois ses formes les plus originales lorsqu’il s’agit de nourrir le thème le plus évident du livre, à savoir la critique du régime républicain socialiste roumain. À deux reprises, le texte se dispose de manière étonnante, mettant en parallèle deux visions d’une même scène. Par ce biais, l’auteur montre comment une institution bureaucratique et paranoïaque déforme la réalité à son avantage. Il dévoile comment ceux qui la servent utilisent le pouvoir qu’ils détiennent pour se préserver ou tromper leurs collègues afin de satisfaire l’arrivisme qui les anime. Ainsi, Răzvan Rădulescu emploie une narration sur deux colonnes pour exposer les pensées intimes d’un Colonel Chiriţa au sujet de son assistant, le lieutenant Constantin Preda (qui le trahira bientôt), et vice-versa. Quant à la scène de l’interrogatoire d’Ilie Cazane, elle présente son déroulement et fournit la retranscription de son procès-verbal. Au début, ce dernier est fidèle. Mais au fur et à mesure que l’agriculteur subit des violences, éprouvant d’autant plus de difficultés à répondre à des questions auxquelles il n’a pas de réponses, le compte-rendu s’écarte de la vérité de manière spectaculaire. « Mets l’heure. Quelle heure est-il, onze heures vingt-cinq, mets huit heures cinquante, qu’on ne dise pas qu’on en a chié pendant trois heures pour deux pages, et fais-le signer » lancera finalement le Colonel.

La Vie et les agissements d’Ilie Cazane se présente donc clairement comme une critique du régime de Gheorghiu-Dej et plus particulièrement de son organe sécuritaire. Néanmoins, le roman s’avère, si on prend du recul, plus subtil dans son propos et aborde une autre thématique. Il s’agit de la nature déterministe de l’univers. Le déroulement de l’histoire, parfaitement orchestré, la construction du récit minutieusement élaborée et l’imbrication des existences des personnages servent cet autre aspect du livre. Notamment, ils suppriment toute impression que le hasard joue un rôle dans l'histoire, qui semble alors guidée par des coïncidences qui n'en sont pas. Mais d’autres éléments viennent renforcer le caractère matérialiste de l’ouvrage.
Le Colonel Vasile Chiriţa est un personnage extrêmement réaliste. Athée, il ne se laisse pas impressionner par la superstition. Minutieux, il fait attention au moindre détail et cherche des explications sensées à chaque événement. Toutefois, l’homme est obsédé par l’âme humaine, son « problème métaphysique », dont il voudrait que la matérialité soit démontrée sans équivoque. « J’ai lu, ces derniers jours, je ne sais plus quand, une information qui disait qu’un chercheur a mis quelqu’un en train de mourir sur une balance juste, pas une ordinaire, et il a constaté que, lorsque l’homme est mort, l’aiguille a bougé. Il y avait une différence de 0,24 gramme, je me le rappelle, entre avant sa mort et après qu’il a rendu l’âme. C’est tout ce qu’elle pèse, l’âme, 0,24 gramme, c’est peu, mais elle existe ; elle est matière, puisqu’on peut la mesurer ». Après sa rencontre avec Ilie Cazane et la démonstration de son « pouvoir », dont on ne peut remonter à l’origine, dont on ne peut déterminer la cause, Chiriţa le matérialiste voit sa perception du monde un peu plus mise en doute. En parallèle, après la trahison du major Constantin Preda, le Ministère réaffecte le Colonel sur une voie de garage, sa carrière est anéantie et sa vie personnelle s’effondre. « L’homme se construit son destin seul, et non avec l’aide de forces surnaturelles » pensait-il. Chiriţa le sceptique, en pleine incertitude, en viendra même à participer à une séance de spiritisme, afin d’invoquer Karl Marx et obtenir une réponse.
Il y a, dans La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane, un paradoxe. Les vies et les agissements des Ilie Cazane contredisent la réalité du monde déterministe décrit par le père du communisme. En même temps, tu l’as déjà démontré, les éléments de l'histoire s’articulent parfaitement, chaque événement a une conséquence directe ou indirecte sur les suivants. Tu as donc ouvert un livre qui t’as d’abord laissé dubitatif, mais qui, en se refermant, t’as convaincu par sa subtilité profonde et la précision de sa construction. Ce récit déterminé qui prend corps avec l’apparition d’un talent à l’origine indéterminable, fascine.

1Source Actualitté

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La Vie et les Agissements d'Ilie Cazane (Viaţa şi faptele lui Ilie Cazane), Răzvan Rădulescu (1997), traduit du roumain par Philippe Loubière, Zulma, mars 2013, 264 pages, 20,50€

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