Block Party - Richard Milward

Les soirées de lancement ou les séances de dédicaces s’avèrent pour la plupart d’un ennui mortel. En conséquence, elles ne convainquent souvent pas le lecteur indécis d’acquérir le ou les bouquins mis en avant. La piètre opinion que tu nourris à ce sujet est le fruit d’une riche expérience en la matière. Il y a pourtant des exceptions. Par exemple, tu te souviens d’une enthousiasmante lecture en musique de La France tranquille de (et par) Olivier Bordaçarre, à la librairie Charybde, qui t’avais poussé à acheter le susdit livre (un bon polar par ailleurs). Quant au deuxième roman de Richard Milward, tu avais dès le départ envisagé de débourser les 21 euros nécessaires à son achat. Tout d’abord en raison de sa parution aux éditions Asphalte, avec qui tu copines à tel point qu’il peut paraître indécent de parler de leurs bouquins ici. Ensuite parce que les extraits de Block Party lus par l’auteur et la traductrice (Audrey Coussy) aux Pieds sous la table, à l’occasion de la sortie du livre, t’avaient convaincu du potentiel de ce dernier. Sa lecture a confirmé cette première impression.

Block Party est sous-titré « Un roman à dix étages », sans doute pour faire écho au titre original, Ten Storey Love Song. Il s'agit également du nom d’une chanson de The Stone Roses, un des morceaux de la playlist qui accompagne l’ouvrage, sélectionnée par Richard Milward lui-même. Il fait surtout référence aux dix étages de Peach House, la tour d’un quartier populaire de Middlesbrough, ville du nord de l’Angleterre où vivent les protagonistes principaux du roman. D’aucun qualifierait volontiers ces derniers de marginaux, au sens le plus péjoratif du terme.
Bobby l’Artiste est, comme l’indique son surnom, un jeune homme créatif. Il peint sous l’influence de substances psychédéliques, allant des amphétamines aux acides, en passant par le hasch et, à l’occasion, la cocaïne. Il est maqué avec Georgie, grande amatrice de bonbons et employée d'un magasin de sucreries. Leur vie de couple ne connaît pas de troubles. Celui formé par Johnnie et Ellen montre, pour sa part, quelques tensions. Johnnie vit d’actes de petite délinquance, comme le vol de portables ou la revente de drogues (Bobby l’Artiste fait d’ailleurs partie de ses clients). Ellen touche chaque mois des allocations chômage qui lui permettent d’acheter vodka et bières pour faire la fête aussi souvent et longtemps que possible. Certes, ils éprouvent un amour franc et réciproque. Mais il y a un hic. La jeune femme est accro au sexe. Or, son copain est un mauvais, très mauvais coup. Son approche de l’activité sexuelle se limite à reproduire les positions pratiquées par les acteurs de films pornographiques (qu'il adore), ce qui n’est pas du goût de la pauvre Ellen qui peine à jouir... Ces gentils petits couples croisent volontiers les autres habitants de l’immeuble, dont Alan Slow le Salaud, le locataire du 6E, alcoolique, raciste et, dit-on, pédophile. Il se tient souvent, en effet, derrière le grillage de la cour de l’école Corpus Christi pour observer les fillettes pendant la récréation, et notamment la jolie petite Tina.
Block Party nous raconte le quotidien de tous ces personnages de la classe populaire anglaise, dont ils représentent la frange la plus pathétique. Entre l’artiste drogué, la bimbo qui évite soigneusement de trouver un boulot, la petite frappe ou le conducteur de citerne de gaz qui se rend saoul au travail, Richard Milward n’y va pas de main morte. L’auteur dessine donc avec acidité l’Angleterre des cités HLM, où semblent s’entasser les rebuts d’une société qui se cherchent au travers de drogues. Tu n’entends pas seulement par-là, et Milward non plus, les narcotiques, mais n’importe quoi pouvant combler le vide de leur existence ou permettant d’oublier l’amertume qu’éprouvent certains de ces losers en faisant le bilan ce qu'ils sont. Ces addictions vont des films pornos aux bonbons, en passant par le sexe, la ‘Tite Tina ou, bien sûr, buvards, taz et MDMA. Mais les consommer régulièrement et en abondance, sans se contrôler, peut entraîner de graves conséquences. Ellen, en couchant avec le bel Angelo, menacera la vie de ce dernier, car Johnnie présente un caractère  jaloux et particulièrement violent ; Bobby manquera de se griller totalement le cerveau au cours d’un trip continu de plusieurs jours ; Georgie prendra du poids à force d’avaler des sucreries, au point de perdre son amour-propre… Milward ne décrit pas au lecteur les existences dorées de jeunes bourgeois Anglais ayant tout pour être heureux. Il dépeint une Angleterre glauque et malodorante, perdue au bord du précipice économique creusé par la crise.

Pour autant, Block Party ne s'avère pas un roman désespérant. Il se dégage du récit et de ses personnages un véritable optimisme. Bobby et Georgie, ainsi qu'Ellen et Johnnie, forment des couples amoureux. Ils tentent de le rester malgré les malheurs que l'auteur leur fait subir sans ménagement. Le livre, par ailleurs, se termine bien. Tous les protagonistes, y compris Johnnie et Alan Slow le Salaud, qui paraissent, au moins au début, les plus antipathiques, finissent par atteindre une certaine forme de rédemption.
Tu pourrais imaginer que Richard Milward n’a pas voulu, en fin de compte, faire trop souffrir des personnages auxquels il semble attaché, et que le lecteur vient à aimer. De plus, l’auteur a inséré quelques éléments assurément personnels dans Block Party. L’écrivain est né à Middlesbrough. C’est une ville qu’il doit bien connaître et nombre des lieux qu’il décrit existent probablement. Peach House est sans doute le sosie d’une véritable tour. D'autre part, l’activité artistique de Milward ne se limite pas à l’écriture. Il s'adonne également à la peinture et son style rappelle celui de Jean-Michel Basquiat. Bobby l’Artiste, lui aussi, signe des œuvres picturales dans la même veine. Enfin, l’auteur confesse avoir écrit Block Party sous influence, ou du moins avoir expérimenté de nombreuses drogues pendant la période de réalisation du roman. Quant à la vision que Bobby se forge de Londres, où il se rend pour le vernissage d’une exposition présentant quelques-unes de ses toiles, Richard Milward la partage, comme il l’indique volontiers en interview. « Toute cette grande histoire britannique, celle des hallebardiers, des Chelsea girls, des Mods, des gars aux grands jabots blancs, semble avoir disparu au fond d’une bonde dans la Tamise. À présent, ce n’est plus qu’une ville pleine de magasins, de clowns et de publicités – Londres s’endort probablement en pleurant tous les soirs, en regrettant le bon vieux temps ». De là à prétendre que Bobby serait l’incarnation romanesque de Richard Milward, et par extension que les autres personnages seraient inspirés de personnes réelles, que les situations évoquées auraient été vécues, il n’y a qu’un pas que tu franchis allègrement.
D'autant plus que Milward sait décrire avec précision et puissance des événements auxquels Bobby et ses amis prennent part. Tu as cru à ce que tu as lu, même quand la réalité dérivait vers l’improbable. Sans doute cela est-il dû à une narration assez crue. Ni la violence des scènes (de bagarres comme de sexe), ni leur vulgarité ne sont occultées par un écrivain qui écrit au plus près des faits. Tu as ressenti un mal à l'aise en assistant à la véritable séance de tortures que fait subir Johnnie à Angelo ; tu as ri à la description de la première soirée entre Johnnie et Ellen, marquée notamment par les désagréments du premier, souffrant d’une violente diarrhée lui ayant cartonné le boxer ; tu as frémi autant que les joyeux héros de Block Party, lorsqu'entassés dans une Nissan Sunny, complètement pétés, y compris le conducteur, ils croisent un flic en vadrouille au sortir d'une boîte de nuit...
La construction du récit renforce cette impression de se situer au cœur de l’action, au centre des relations entre les personnages. Constitué d’un seul bloc de texte, sans chapitres, sans alinéas, Block Party est une suite de scènes qui entraînent le lecteur d’étage en étage, d’un appartement à un autre sans presque de transition. Le procédé permet de ressentir la promiscuité dans laquelle vivent les différents protagonistes, dont les appartements sont séparés par des murs et des plafonds trop minces, qui mettent la musique trop fort et baisent trop bruyamment pour que leurs voisins puissent les ignorer. Par la même, ils sont invoqués, parfois de force, pour participer à la farandole des chocs et fracas des vies qui composent celle d'une HLM miteuse. L’effet saisit, le procédé fonctionne à merveille.
Malgré tout, Block Party possède des défauts, des faiblesses. Des imperfections préférerais-tu plutôt dire. En effet, Richard Milward explore quelques formes originales de narration, employant l’allitération, la répétition et même la rime pour apporter du rythme au texte, renforcer les impressions psychédéliques ou maladives expérimentées par Bobby, Ellen ou Johnnie. Cela fonctionne souvent, mais pas à chaque fois. Les effets de répétitions, notamment, paraissent parfois superflus. À certains moments, en particulier quand Georgie utilise des expressions enfantines, tu as eu le sentiment que l’auteur voulait jouer sur différents niveaux de langage, pour donner plus de personnalité, une voix propre à chaque personnage. Mais cela s’avère trop peu appuyé. Dois-tu mettre en cause la traduction, ou Richard Milward lui-même, hésitant sur le concept ou devant progresser ? Il s'avérerait intéressant de comparer Block Party avec Pommes(sorti en 2010 chez Asphalte et cette année en poche chez Points) et avec son prochain roman, Kimberly’s Capital Punishment (paru en Angleterre en 2012 et très probablement bientôt disponible en français). Remarquerais-tu une progression dans l'écriture de cet auteur ? Cela dit, tu excuses sans mal ces imperfections. Au final, le roman se révèle entraînant, ses héros attachants et il procure une expérience plaisante de lecture. Le talent de Milward, en tout cas évident, le place parmi les jeunes écrivains à suivre.

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Block Party (Ten Storey Love Song), Richard Milward (2009), traduit de l'anglais par Audrey Coussy, Asphalte, Fictions, mars 2013, 295 pages, 21€

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