Salmigondis (Mulligan Stew) - Gilbert Sorrentino

Tu t’étais promis de ne pas utiliser la citation de Gilbert Sorrentino, définissant sa propre approche de l’écriture, « Un souci obsessionnel de la structure formelle, une aversion pour la répétition de l’expérience, l’amour de la digression et de la broderie, un immense plaisir à donner des informations fausses ou ambiguës, le désir d’inventer des problèmes que seule l’invention de nouvelles formes peut résoudre, et la joie de faire une montagne de rien », parce que tu l’as employée auparavant dans la chronique d'un de ses romans… Tu n'en feras donc pas usage pour présenter le travail de l’auteur…

Pourtant, tu considères cette citation fort à propos pour décrire Salmigondis. Elle est tirée du  texte Codage génétique, que les éditions Cent Pages n’ont pas ajouté en annexe par hasard. Tout comme il n’est pas fortuit de voir ce roman complexe, pour lequel Sorrentino et son agent avaient eu le plus grand mal à trouver un éditeur aux États-Unis, paraître grâce à la perspicacité d’une petite maison dont tu as déjà vanté les qualités. Cette dernière fait en effet partie de celles qui portent le plus de soins à leurs livres, qui comptent ainsi parmi les plus beaux que les librairies puissent nous proposer.

Le titre original de Salmigondis, Mulligan Stew, fait référence à un plat irlandais, un ragoût constitué d’ingrédients ramenés par tous ceux qui vont participer au repas. James Joyce, Flann O’Brien, Samuel Beckett, Evelyn Waugh, Lawrence Sterne, tous ces auteurs qui ont révolutionné la littérature sont invités par Gilbert Sorrentino et apportent leurs inspirations, leurs styles à cet ouvrage de 1979.
De ce fait, ce livre peut paraître indigeste, comme un rapide résumé permettra de s’en rendre compte. Le récit est centré sur Antony Lamont, romancier américain avant-gardiste, éprouvant quelques difficultés dans l’écriture de son dernier roman, qui porte d'abord le titre de travail Guinea Red, avant de devenir Crocodile Tears. Il a pour narrateur Martin Halpin, qui vient a priori d’assassiner son ami et collègue éditeur Ned Beaumont. Pourquoi ? Comment les choses en sont-elles arrivées là ? L’affection des deux camarades pour la même femme, Daisy Buchanan, charmante épouse d’un homme d’affaires bien en vue en est-elle responsable ? Les a-t-elle poussés à s’entretuer ? Ou est-ce plutôt la rencontre de Ned Beaumont avec les deux artistes européennes Corrie Corriendo et Berthe Delamode qui les a précipités dans cette situation ? Leur néfaste influence a-t-elle pu amener les deux amis à se réunir dans ce bungalow où l’un a donné la mort à l’autre ? Les réponses à ces questions, le lecteur doit les découvrir, si Antony Lamont réussit à terminer l’écriture de son livre.
Mais ce dernier, donc, peine à obtenir de ses personnages ce qu’il veut. Il écrit et réécrit ses chapitres, s’interroge à leur sujet, demande des conseils à sa sœur Sheila... Ainsi, Sorrentino décrit la construction d’un roman, véritable mise en abîme du travail de l’écrivain. D’autant plus que se glissent entre les passages de Guinea Red/CrocodileTears, des lettres à Sheila Lamont/Dermott, les notes de Lamont, ainsi que d’autres documents qui révèlent mieux les sentiments du romancier et ses intentions : extraits de ses précédents livres, nouvelles, courriers au professeur Roche qui compte utiliser un de ses ouvrages dans son cours sur la littérature avant-gardiste, et cætera.

Tous ces éléments donnent à Salmigondis l’aspect d’un patchwork complexe et déroutant.
Parmi ces fragments épars et récurrents  se trouve une série qui forme un ensemble à la place particulièrement importante dans le récit. Il s’agit du « Journal de Halpin ». Le personnage imaginé par Antony Lamont – ou plutôt celui qui incarne le protagoniste inventé par ce dernier – en est le narrateur. Il raconte son existence, en dehors du roman Guinea Red/Crocodile Tears, lorsque Tony n’y travaille pas. Ainsi, Martin Halpin et Ned Beaumont occupent chacun, dans Mulligan Stew, deux rôles. D’abord, ceux imposés par l’écrivain avant-gardiste, auxquels ils doivent se plier ; des rôles de composition qui ne les satisfont pas, d'autant plus qu'ils sont enfermés dans un bungalow aux pièces imprécises, au milieu d’un univers incomplet et peuplé d’autres personnages de livres qui connaissent la même galère sous les jougs de ce « pisse-copies ». Ensuite, Halpin et Beaumont jouent leurs propres rôles, ceux d’êtres qui aspirent à camper les protagonistes d’une œuvre d’envergure. Halpin indique « être tiré de la note de bas de page désabusée et amusée dans laquelle [il avait] résidé, sans visage, pendant toutes ces années au sein de l’œuvre de ce gentleman irlandais, Mr Joyce » (il est fait référence ici à Funnigans Wake). Quant à Beaumont, il a « travaillé pour [Dashell] Hammett ». Tous deux sont au comble du désespoir, et Halpin dévoile, dans son « Journal », toutes les ficelles du romancier, et surtout du mauvais romancier. Par son intermédiaire, Gilbert Sorrentino se joue des travers de la narration, de ses raccourcis, des formules toutes faites. « J’ai connu une pauvre petite qui était toujours obligée d’enlever ses bas sans se déchausser d’abord » ; « Je suis fatigué d’avoir à sauter du lit et à me chausser sans jamais mettre de chaussettes ! » ; « Vous ne trouvez pas que se laver les dents avec une brosse à dents sans dentifrice est d’un ennui mortel ? » ; « [Le temps] pèse également beaucoup. Ou alors il semble s’arrêter. Dans ce dernier cas, le cœur cesse aussi un instant de battre » ; « Une ville où l’on entendait, nuit et jour, le claquement des portes moustiquaires ». Tu en passes, et des meilleurs. Martin Halpin et Ned Beaumont cherchent donc, en parallèle de leurs aventures inconfortables, honteuses, méprisables dans le roman de Lamont, un moyen d’échapper à ce dernier. Ceci les entraîne à la découverte de l’envers du décor, de la misère dans laquelle peut sombrer la littérature lorsqu’elle est (des)servie par des auteurs de seconde zone.
Comment tu nous le fais comprendre (du moins l’espères-tu), Gilbert Sorrentino s’amuse de la forme romanesque classique. Il rit de ses collègues et ne se contente pas, comme le fait la plupart d’entre eux, de choisir une structure, un style, un ton, et de l’appliquer sur toute la longueur de son récit. Non. Dans cet ouvrage, il s’attache à ne pas respecter un modèle académique du roman, en en sélectionnant de multiples. Il teste, dans ce champ d’expérimentation que se révèle Salmigondis, de nombreuses formes de narrations, moults styles, nécessitant parfois une maîtrise technique de la langue et de l’art narratif de grand niveau. Tu y as ainsi trouvé une nouvelle joycienne, des listes souvent très longues, donc en apparence rébarbatives, mais empreintes d’éléments humoristiques, un chapitre entier sous forme d’échanges épistolaires, une pièce de théâtre, un article sur une théorie mathématique, des passages narrés sous contraintes qui ne sont pas sans rappeler les travaux des Oulipiens… Le « souci obsessionnel pour la structure formelle » de Gilbert Sorrentino apparaît ici comme une évidence. Rares sont les livres qui privilégient à ce point, dans leur construction elle-même, la forme et le style. Avec Salmigondis, l’auteur n’en adopte paradoxalement aucun, mais passe plutôt de l’un à l’autre, démontrant toutes leurs possibilités.

« Mais dis-moi, Gilbert Sorrentino semble surtout essayer, en nous offrant une démonstration de ses capacités d’écrivains, de se faire mousser. Il copie, on l’a bien compris (et on est prêt à le reconnaître, avec talent), ses illustres prédécesseurs, qui ont révolutionné avant lui la littérature. Mais au final, ce n’est pas un peu le bordel, son roman ? ». Tu aurais été en droit de penser ainsi. Peut-être même tes lecteurs se posent-ils eux-mêmes cette question. Néanmoins, tu dois t’inscrire (et les inscrire) en faux. En effet, Mulligan Stew est tout sauf un roman qui ne va nulle part. Tout au contraire, il ne fait que se diriger vers la conclusion prévue par son auteur. À aucun moment, jamais, contrairement à Antony Lamont, qui perd le contrôle de son récit à plusieurs reprises, Sorrentino ne s’égare. Voyons ! Sorrentino défaillant !? Que pensais-tu ? Salmigondis, donc, se tient admirablement. L’écrivain de Brooklyn apparaît ici comme un véritable artisan qui démontre toute l’étendue de son savoir-faire, sa maîtrise des outils à disposition de l’homme de lettres, tant du point de vue purement technique (tu entends le « coup de main ») que dans le choix du moment où les utiliser.
Toutefois, de par « l’amour pour la digression et la broderie » qu’il éprouve, l’auteur prend le risque de beaucoup se disperser au travers de ces nombreuses nouvelles, masque et autres extraits de romans qu’il intercale entre les chapitres du récit de Lamont et les entrées du « Journal » de Martin Halpin. Tu as d’abord considéré cela comme un défaut, jugeant certains passages inutiles au développement de l’intrigue. Les véritables lettres de refus d’éditeurs et de leurs comités de lecture, qui servent adroitement de préface à l'excellente édition chez Cent Pages, montrent que le lecteur inattentif, habitué à des scénarios clairs et rectilignes le percevra également ainsi. Encore une fois, voilà une erreur dont tu te rendis vite compte. Rien n’est fortuit, ni donc sans valeur, dans ce livre. Chaque élément est une pierre indispensable à l’édifice, soit parce qu’il renforce le basculement du ton du roman, qui accompagne le changement d’humeur progressif d’Antony Lamont, qui s’étale sur toute la longueur du récit (et dont tu nous parleras plus loin), soit parce qu’il participe d'une allégorie permettant à Sorrentino de révéler bien plus de choses sur son personnage principal, sa position et son attitude d’auteur, cela de manière bien plus subtile et profonde et avec bien plus d’impact, qu’il n’aurait pu le faire de façon directe. Malgré tout, tu dois avouer que certains passages ne t’ont pas plus passionné que cela. Même si ton amour de la littérature post-moderne n’est plus à démontrer, il ne s'avère pas pour autant sans limites, ni surtout à l’épreuve de la fatigue du métro/boulot/sans dodo qui peut amoindrir la concentration nécessaire et par la même le plaisir produit à la lecture de Mulligan Stew. Cet ouvrage, comme tous ceux du mouvement réaliste hystérique, est en effet exigeant.
Tu dois tout de même préciser, pour ta défense, mais aussi pour rajouter une couche de compliments à la tartine que tu sers à Sorrentino, que Guinea Red apparaît dans un premier temps volontairement comme mauvais. Halpin ne tarit pas de récriminations à l’égard de « l’histoire » imaginée par Lamont. Le cœur de Salmigondis, ce livre dans le livre, avec ses défauts, dévalorise d’abord l’ouvrage. Toutefois, le talent de Sorrentino s'avère tel, sa maîtrise se révèle si complète qu’il est capable, s’il le souhaite et si cela profite au récit, de mal écrire. Et surtout de très bien mal écrire. Il écrit donc mal la première partie de Guinea Red, car Antony Lamont est alors peu inspiré... Pourtant, chapitre après chapitre, l’intrigue prend de la matière et devient réellement passionnante.
Sans compter, ajouteras-tu, que Sorrentino va jusqu’à court-circuiter la critique en faisant rédiger à Lamont un papier assassin sur un roman analogue de son beau-frère. Ce dernier, Dermot Trellis, est un écrivain à succès. Il a choisi, après un début de carrière empreint d’une apparente ambition littéraire, de signer des livres moins exigeants mais plus vendables. Un des premiers ouvrages de Dermot s'intitule Red Swan. C'est un récit érotique, voire pornographique, visiblement inspiré et doté d’une construction ou d’un style que certains jugent, avec le recul, comme avant-gardiste. Or, Mulligan Stew – et Guinea Red – semble posséder de nombreux points en commun avec Red Swan : son caractère novateur, ses thématiques érotiques, un personnage principal auteur écrivant un roman... Quand Lamont critique Red Swan, nous assistons donc à la critique de Salmigondis par Gilbert Sorrentino. Cela s'avère évidemment exceptionnel et caractérise l’humour pince-sans-rire qui imprègne tout le livre : « L’idée d’un roman dans lequel un écrivain rédige un roman est vraiment vieux jeu. On ne peut rien ajouter à ce genre, il était déjà épuisé au moment de la conception. Personne ne s’intéresse plus à cette « idée », et Dermot le sait très bien. Afin de sauver ces lambeaux de livre, il a intégré des scènes de sexualité gratuites, d’une telle médiocrité que tous les lecteurs ne peuvent que jeter le livre par désarroi et par dégoût ».

Le titre du roman d’Antony Lamont, et notamment le fait qu’il change au cours de son élaboration, possède une grande signification. Tu dois t’y attarder, d’autant plus qu’elle te permettra de parler un peu plus de ce personnage remarquable. Le passage d’un titre assez obscur, pour lequel tu as fourni ci-dessus une piste d'interprétation (incomplète, car tu penses manquer de références pour expliquer ce choix), à un autre plus clair, littéralement « Larmes de crocodile », est à rapprocher de l’évolution d'humeur de l’écrivain. Ce dernier est un artiste avant-gardiste dont le talent n’a été que moyennement reconnu par la critique, et très mal récompensé commercialement. Ses précédents livres n’ont visiblement pas connu de succès en librairies. Or, Lamont se heurte à de nombreux questionnements concernant Guinea Red/Crocodile Tears. Alors qu’il est, d’une certaine manière, extrêmement fragilisé dans sa position d’auteur par les doutes relatifs à son projet actuel, plusieurs événements extérieurs, qui le touchent personnellement, font grandir en lui des sentiments déplorables. Ainsi se révèlent l’aigreur de l’artiste négligé par le milieu littéraire, la jalousie mélangée au mépris vis-à-vis de ses confrères scribouillards qui vendent des livres et/ou enthousiasment les critiques, la susceptibilité se muant en paranoïa de celui qui croit échouer systématiquement là où d’autres réussissent et qui subit des railleries alimentées par l’expression publique de ce complexe de persécution. Dermot Trellis, pour qui Lamont a toujours eu peu d’estime, voit son roman « de troisième ordre » Red Swan être réédité, accompagné d’une préface élogieuse de la part du chroniqueur littéraire Vance Whitestone, que Lamont déteste. Dans ses lettres à sa sœur Sheila (épouse de Trellis, rappelle-le), le ton geignard de l’écrivain, qui ne le rendait déjà pas très sympathique au début du récit, devient bientôt purement et simplement méprisant, insultant et enfin totalement pathétique. D’autres événements nourrissent l’attitude détestable de l’auteur de Guinea Red. Le professeur Roche écarte l’idée d’intégrer l’Œuvre de Lamont à son cours, sans doute parce que les courriers peu amènes et fort vaniteux de ce dernier l’y contraignent subjectivement ; Whitestone se marie avec l’ex de Lamont, Joanne, dont il semble toujours amoureux ; sa sœur, qu’on peut supposer excédée par le mépris de Tony à l’encontre de son mari et de ses livres, puis par ses propos insultants, abandonne progressivement tout soutien à son frère. Antony Lamont apparaît comme l’archétype du romancier amer, envieux et méprisant. Enfin, en utilisant le terme archétype, tu pourrais laisser penser à tes lecteurs que de tels personnages sont des inventions romanesques. Car tous ceux qui fréquentent les milieux littéraires (tu peux parler d’expérience pour celui de la science-fiction mais tu imagines que le schéma se répète quel que soit le genre) savent que les auteurs jaloux, arrogants et hargneux, souvent à un niveau inversement proportionnel à leur talent, représentent une réalité. Or, Gilbert Sorrentino, qui a sans aucun doute croisé au cours de sa carrière des individus de cette nature, dépeint dans Salmigondis un Lamont parfaitement crédible.

As-tu tout dit sur Mulligan Stew ? Sans doute pas. Cet ouvrage, dense, complexe, passionnant, recèle plus de références que tu n’as pu en repérer, ainsi que de nombreuses pépites que tes maigres compétences de chroniqueur amateur ne te permettent pas de relever. Et puis, tu commences probablement à ennuyer un lectorat qui a compris que le sixième roman de Gilbert Sorrentino se place parmi les monuments du post-modernisme, plus précisément du réalisme hystérique, de la littérature sur la littérature et de la littérature traitant du travail, des sentiments et des travers des écrivains. Le livre impressionne par les multiples procédés littéraires que l’auteur de La Folie de l’or, Red le démon ou Steelwork exploite avec une maîtrise total. Il réutilisera d’ailleurs, au risque de contrarier son « aversion pour la répétition de l’expérience », certains types de narration dans son roman suivant, Aberration de lumière (publié en version originale un an après Salmigondis). Au service, trouves-tu, d’une histoire plus cohérente de par sa taille moindre et le recentrage sur quelques techniques et non leur multiplication.
Tu aurais pu t’arrêter là. Mais tu ne peux pas terminer cette chronique sans citer le traducteur de ce roman. Il s’agit évidemment de l’indétrônable (qui oserait lui voler sa place ? Un suicidaire sans doute !) Bernard Hoepffner, aidé ici de Catherine Goffaux. Leur travail est absolument magnifique. Il rend justice à un écrivain qui s’est révélé l’égal de plus célèbres et reconnus, dont il s’est inspiré et dans les Œuvres desquels il a su puiser de quoi construire sa propre Grandeur.

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Salmigondis (Mulligan Stew), Gilbert Sorrentino (1979), traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux, Cent Pages, février 2007, 492 pages, 30€

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