Somaland - Éric Chauvier

Somaland, d’Éric Chauvier, traite des risques industriels, en mettant en relief la relation des riverains des sites classés Seveso, ainsi que l’hypocrisie des sociétés en la matière, comme au sujet de la protection de l’environnement. Quiconque possède une expérience sur des installations industrielles dangereuses, dans une raffinerie par exemple, a forcément vécu ou entendu parler d’un accident qui, à écouter les responsables de la sécurité ou les directeurs d’usines, ne devrait pas se produire... Bref, le livre est d’une acuité qui mérite que tu le présentes…

Ainsi que nombre de tes lecteurs, tu ne connaissais pas Éric Chauvier avant que ton pote et non le moindre de tes prescripteurs littéraires, Benjamin D., n'évoque, dans une discussion, Somaland et Anthropologie (que tu chroniqueras peut-être une autre fois). Qui donc est Éric Chauvier ? La réponse peut être trouvée sur sa page d’auteur du site de son éditeur, Allia. Tu espères que cette courte, mais plaisante biographie n’est pas essaimée de mensonges, comme cela arrive, parfois sciemment. Voilà qui ridiculiserait évidemment les pseudo-journalistes littéraires qui la pomperaient et retranscriraient sans vérification de leurs sources (sans faire leur travail, quoi). Toi, tu ne possèdes pas de carte de presse ; tu veux gagner du temps dans la rédaction de cette chronique ; tu te permets donc la facilité d'un renvoi vers une autre page Internet, d’autant plus que la vie des écrivains n’intéresse en général que les lecteurs de Télérama (et assimilés) contre qui Éric Chauvier est apparemment.

Dans Somaland, ainsi que tu l’indiquais dans l’introduction de cet article, Éric Chauvier se penche sur les risques d'accidents industriels dans les usines de la ville éponyme. Cette cité imaginaire ne s'avère pas si fictive que cela et semble correspondre à une métropole réelle. Elle fait fortement penser à Bordeaux (les protagonistes et l’auteur parlent de vent venant de la mer, d’un fleuve G, d’une colline sur laquelle se tiendrait l'agglomération…). Toutefois, tu te garderas de briser l’anonymat dont use Chauvier afin de généraliser l’exemple de Somaland à toutes zones urbaines équivalentes (et nombreuses en France).
Le livre se compose de retranscriptions d' « enregistrements » réalisés en interrogeant des habitants, des élus et des employés de divers services de la mairie ou de l’État, d’extraits de présentations et conférences menées par des experts. Par leur biais, le sociologue met en évidence le risque que représente vivre près d'une zone industrielle comptant des sites utilisant et/ou stockant des produits chimiques ; un danger qui, s'il est évalué par les autorités chargées d'appliquer ou de faire appliquer aux industriels les mesures de sécurité qui s'imposent (dans le monde « réel », la DRIRE ou un autre organisme d’inspection rattaché au Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie ; dans Somaland, le Time Research), n'en est pas moins minimisé, voire tu, afin d’éviter scandales et mauvaise publicité (bien que tout citoyen puisse librement consulter les résultats des études).
Le livre est plus particulièrement divisé en trois parties. La première pose le décor : Somaland, son secteur industriel, le quartier Thoreau. Ce dernier se trouve à l’intérieur des zones de sécurité (là où il y a en fait le plus de danger) de plusieurs sites, dont celui d’AMPECK FA-2, qui le jouxte. L'auteur se rend dans ce quartier pour obtenir des témoignages de quelques autochtones sur la relation qu’ils entretiennent avec les usines alentour (les habitants respirent à longueur de journée des bouffées de photack, dont l’odeur s’avère nauséabonde). Il rencontre notamment Yacine G., qui est persuadé que son ex-petite amie a subi les effets néfastes sur son comportement, du silène, un gaz dont la toxicité, évaluée par des études, n’est pas prouvée au niveau psychique.
La deuxième partie correspond à l’enquête d’Éric Chauvier pour valider (ou invalider) la théorie de Yacine G. L’auteur se confronte alors à une série de personnalités (la maire de Somaland, un responsable de la gestion des risques de la ville, un représentant du Time Research…) dont les attitudes vont instiller le doute chez le sociologue. En effet, rien ne peut prouver que l’habitant du quartier Thoreau n’a pas tort, notamment parce que son hypothèse est rejetée par un « bon sens » dont la bonté s'avère toute relative, par une évaluation du sujet avec en perspective des « enjeux de pouvoir » qui s’opposent à la prise en compte d’un nouveau risque industriel à Somaland (« – Si je comprends bien, malgré votre bonne volonté, vous n’avez pas le temps de vous soucier du "scénario silène" » […] – Vous avez tout compris ») , et par le périmètre de la « gouvernance des risques technologiques » (« expression qui sert à légitimer l’usage de la langue de bois »), à savoir « laisser faire ceux qui savent » car « [la] vie quotidienne [des habitants de Somaland] n’est pas compatible avec le fait de penser aux risques industriels ».
Le troisième tiers de l'ouvrage intègre en particulier une retranscription partielle d’une réunion de concertation locale (le PR3I : Parler des Risques Industriels sans Inquiétude ni Indifférence), au cours de laquelle l’auteur intervient pour résumer les résultats de l’étude qu’il a réalisée à Somaland. Il essaye alors d’exposer la théorie de Yacine G. comme exemple de la « dramaturgie générale de l’isolement », chaque partie s’isolant des autres (pas de dialogue entre habitants, industriels et élus ; inconscience de ces derniers et des politiques de la réalité quotidienne des riverains). Mais il se ridiculise par la même, ce qui lui fera éprouver ultérieurement un lourd sentiment de culpabilité vis-à-vis de son attitude, compréhensible : la lâcheté, résultat d’une impuissance acceptée face à une problématique et des enjeux, humains, environnementaux et économiques complexes.

Somaland se révèle passionnant car il permet au lecteur de prendre conscience de bien des choses.
En premier lieu, du fait que toute personne vivant et/ou travaillant dans le périmètre de sécurité d’une usine devrait avoir peur. Les industriels ne prennent des mesures de sûreté que pour deux raisons : les accidents leur coûtent cher (mise hors service d'installations, ce qui implique une baisse de productivité ; arrêts maladie ; image de l’entreprise égratignée ; réparations non prévues à financer…) et parce qu’ils y sont contraints. Mais les négligences sont nombreuses, bien faire demandant souvent de trop grosses dépenses pour des directeurs d'usines, des patrons des sociétés et leurs actionnaires avares, qui se moquent du coût humain (on parle effectivement là de catastrophes pouvant provoquer des dizaines, des centaines, voire des milliers de morts directes et/ou indirectes). Les causes de l’accident AZF (certes floues) le prouvent a priori. Les prochains incidents sur sites Seveso qui se produiront immanquablement à l’avenir, l'attesteront aussi. Or, Somaland décrit parfaitement la résignation des riverains de ces sites à risques. « Vous avez des choses à dire, des trucs, des angoisses quoi. Alors que vous êtes quand même les principaux concernés, personne ne représente le quartier » déclare l’auteur à des habitants du quartier Thoreau ; « Ce qu’il faut écrire dans votre rapport, c’est que si vous voulez que les gens ne réagissent pas, il faut les opprimer beaucoup […] Dans le quartier à côté […] les gens sentent un peu le photack quand le vent vient de la terre et pas de la mer, mais c’est rare que le vent vienne de la terre. […] Et bien les gens de ce quartier ont monté une association pour se plaindre chez [la maire]. Mais nous qui le sentons comme si on avait la gueule dans les cheminées, on ne se plaint pas » lui répond Yacine G.
En second lieu, les interviews menées par l’auteur démontrent l’hypocrisie des industriels, déjà évoquées précédemment, mais aussi celles des autorités. Chacun se cache derrière les études d’impacts et les mesures prises pour limiter les risques identifiés, ainsi que les conséquences en cas d’accident. Or, pendant ce temps, l’urbanisation galope autour des zones de sécurité, voire à l'intérieur, en dépit du même bon sens qui permet aux interlocuteurs d’Éric Chauvier de rejeter la théorie de la toxicité psychique du silène ; pendant ce temps, on découvre que des substances jugées sans danger à une époque sont classées aujourd’hui parmi les toxiques, cancérogènes et deviennent parfois interdites (« J’ai travaillé pendant 30 ans avec du fioul lourd numéro un sur la raffinerie. Le fioul lourd, on m’a toujours dit que c’était absolument pas dangereux. Et puis actuellement j’apprends que c’est catastrophique, que c’est cancérogène, et que c’est super dangereux. J’ai travaillé pendant une trentaine d’années avec l’amiante. On m’a toujours dit que c’était pas dangereux, qu’il fallait pas prendre des mesures. Je m’aperçois maintenant que je dois passer un scanner tous les ans, que je dois passer des tests respiratoires, et que je vais peut-être crever du mésothéliome, ou de je ne sais quoi. Alors maintenant que vous nous dites que le nuage que l’on a respiré n’est pas dangereux, j’ai un peu du mal à le croire. On en reparlera peut-être dans quelques années ») ; pendant ce temps, on sert à ceux qui demandent le risque zéro (certes inatteignable) un argumentaire à base de développement économique, de concurrence des pays à bas coût (où la sécurité est bien sûr assurée, comme à Bhopal ou à Dacca). Un discours qui vise évidemment à culpabiliser ceux qui veulent mettre les industriels face à leurs responsabilités (et leur conscience) (« Moi je m’appuie sur les seuls intérêts de mon entreprise. Mes sentiments à moi n’ont rien à voir dans tout ça, ça ne me fait pas plaisir de bousiller l’environnement […] Pour vous, les irrationnels, c’est clair que nous, les industriels, on va tuer tout le monde. Mais lorsque la trésorerie de l’usine sera à sec, parce que les associations auront claironné sur tous les toits que nous sommes des pollueurs irresponsables, quand les médias auront bien répété qu’AMPECK FA-2 fait mourir les gens de Somaland à coups de cancers et que l’usine est une bombe à retardement, eh bien vous verrez […] que les Roumains, eux, ils l’accueilleront à bras ouverts cette bombe que personne ne veut »).

Si Somaland se révèle extrêmement intéressant de par ce qu'il raconte, il l’est aussi par sa forme, sans quoi tu n’en parlerais pas ici. Les éditions Allia possèdent un catalogue impressionnant d’essais, parmi lesquels tu considères ceux sur la musique comme incontournables. La qualité des ouvrages ne se limite pas à leur contenu, puisqu’ils sont présentés sous couvertures à rabats aux illustrations en général plus qu’alléchantes.
Somaland ne fait pas exception. Toutefois, tu voulais surtout ici parler de l'aspect du texte, qui appuie habilement les propos de son auteur. Ceci prouvant que ce dernier n’est pas un amateur, ou un de ses universitaires qui écrivent comme leurs pieds des pavés aussi rébarbatifs dans leurs formes que leurs contenus. Pour les besoins de son étude, Éric Chauvier aurait dû se placer dans une position objective, afin d’analyser le discours des industriels ou de leurs affidés et des riverains de Thoreau sans parti pris. Il emploie au départ cette démarche. Toutefois, il sera confronté à une langue de bois, une esquive verbale et du vocabulaire qu’il a décidé de mettre en avant. Le texte est donc parsemé d'indications entre parenthèses sur la couleur et la police à utiliser pour un mot ou un bout de phrase, même si la maquette de Somaland se compose entièrement en niveau de gris (volontairement « pour ne pas donner à ce livre l’aspect d’un écran d’ordinateur »). Éric Chauvier se permet de compléter ces indications de remarques qui prennent bien souvent un ton narquois, cynique ou ironique, mettant ainsi en lumière le pathétisme des propos entendu : « Tahoma, rouge comme la rigueur et le vide qui la traverse » ; « Impact, rouge comme le blocage du jeu institutionnel » ; « Impact, vert comme l’avenir, vert comme une prairie sans marmottes, vert comme un rêve »... Par ce moyen, l’auteur renforce l’impact des termes utilisés par ses interlocuteurs, qui trahissent ce qu’il appelle la « pensée PowerPoint » des experts. Ces derniers emploient en effet volontiers des séries de diapositives composées avec le célèbre logiciel Microsoft, dont la réalisation efficace demande une véritable expertise. Or, les acteurs de la sécurité industrielle détenant cette compétence pointue sont rares, navigant entre sensibilité artistique, science technique et empathie avec les humains auxquels ils vont faire face. Ils se cachent derrière cette « pensée PowerPoint », qui même quand elle est affinée, ne réussit au mieux qu’à embrouiller, égarer, enfumer. Mais voilà sans doute l’objectif de ceux qui la pratiquent au quotidien…

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Somaland, Éric Chauvier (2012), Allia, La fin d'une époque - les conditions du vrai, mars 2012, 176 pages, 9€

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