Le Dernier stade de la soif - Frederick Exley

Le Dernier stade de la soif est un de ces livres aux destins éditoriaux inhabituels. Ayant connu un certain succès aux États-Unis, primée, l'autobiographie de Frederick Exley (1929-1992) n'avait jamais été publiée en France. Il aura fallu que les étonnantes éditions Monsieur Toussaint Louverture s'y intéressent pour voir apparaître sur les étalages des librairies françaises cet ouvrage qualifié par beaucoup de chef-d'œuvre.

Une pièce maîtresse de bibliothèque, Le Dernier stade de la soif en est sans nul doute une. Au moins sous la forme avec laquelle Monsieur Toussaint Louverture nous le vend. Sa couverture en carton foulé évoque la rudesse du texte ; le visage de l'écrivain qu'elle arbore, esquissé à coups de « Gifford », rappelle la rugosité de la vie de l'homme que le lecteur va suivre pendant 400 pages.
Le livre est, de plus, préfacé par Nick Hornby, l'auteur en vue de Haute fidélité (1995), À propos d'un gamin (1999) ou Juliet, Naked (2009). Ce dernier aborde très justement toutes les clefs du roman de Exley. J'espère avoir évité, autant que possible dans la suite de cette chronique, de répéter ce qu'il y dit, voire de le paraphraser.

Immanquablement, le premier ouvrage de Frederick Exley ne peut laisser indifférent. Il y raconte en effet sa vie, certes de manière romancée, mais sans l'édulcorer pour autant, dévoilant sans réelle pudeur les retentissants échecs professionnels, artistiques, sexuels et amoureux qui l'ont émaillée.
Exley est né en 1929, dans l'état de New York. Son père était un sportif accompli et adulé sur le plan local. Un modèle dont il ne réussira jamais, au lycée, à atteindre la hauteur. Ainsi se présente la première défaite dans son existence d'homme psychologiquement instable, rêvant de la réussite promise par le rêve américain. Qualifié de paranoïaque schizophrène (ou schizophrène paranoïaque) par les médecins, Exley a séjourné à plusieurs reprises en instituts, autant pour soigner ses troubles mentaux que son alcoolisme autodestructeur (sans grand succès visiblement, et ce malgré les méthodes extrêmes employées par le personnel soignant). Incapable d'écrire un livre jusqu'à la fin, de mener une vie de famille ordinaire, d'affronter les exigences du monde professionnel, mais en même temps ne le voulant pas vraiment, Exley en viendra à détester l'Amérique des beaux costumes, des blondes séduisantes, des sourires aux dents blanches. Pour faire face à ces déceptions par lesquelles se termine chaque étape de ses premières trente années, il trouvera deux expédients. Le premier, l'alcool, il le consomme en grande quantité, aux comptoirs de bars dont il devient un pilier. Le second est son admiration pour Franck Gifford. Ce dernier, il le croise d'abord à l'Université, à une époque où son talent le destine à une carrière de footballeur prometteuse. Il se révélera en effet, dans les années qui suivent, un des meilleurs halfbacks de l'histoire des New York Giants. Tandis que l'ingurgitation à haute dose de bière, de whisky et de vodka alimente le cynisme qui caractérise Exley, les exploits de Gifford provoquent un effet inverse. À maintes reprises, alors qu'il échoue sur le canapé de sa mère ou sur celui d'un ami, les succès du joueur de football lui feront connaître les émotions positives les plus fortes, une exaltation donnant presque un nouveau souffle à sa vie.
Exemple de jeune homme plein d'avenir, le Frederick Exley sortant d'Université trouvera des emplois respectables, dont il changera à plusieurs reprises, en fonction des aléas de l'économie, jusqu'à perdre définitivement tout emploi. Il se transforme alors en parasite, vivant aux crochets de ses copains de lycée devenus avocats, puis de la femme qu'il épousera plus tard. De rencontres improbables en amitiés hors normes, Exley a connu une existence qu'on ne peut lui envier. La capacité des marginaux (à défaut d'un terme plus approprié) à s'attirer les uns les autres, qu'illustrent les relations de l'auteur, impressionne. Elle permet au Dernier stade de la soif de présenter au lecteur une galerie de personnages atypiques et, même si on a du mal à le croire, qui ont sans doute réellement existé. À travers eux, Frederick Exley dépeint également une autre Amérique véritable, celle des V.R.P. pétris de préjugés, des obèses riches et cruels, des jeunes femmes élevées par des parents monomaniaques, et cætera, tout aussi réelle, si ce n'est plus, que les clichés policés que la société états-unienne veut offrir.
Ces personnages hors du commun se trouvent à la source d'un aspect humoristique très présent dans le roman. Car si le sujet abordé est grave, la narration apparaît suffisamment légère, les descriptions des situations suffisamment sarcastiques, les protagonistes suffisamment et tristement amusants pour qu'on se laisse porter par le récit, ne réalisant que petit à petit, sans vraiment s'y préparer, la dureté des expériences vécues par Frederick Exley. Cette rudesse, d'autre part, est accentuée par l'architecture du roman. L'auteur ne respecte en effet pas tout à fait l'ordre chronologique des événements, évoquant à peine un épisode de sa vie, puis passant à un tout autre pan de son existence, avant de revenir à l'extrait initial. Cette déconstruction narrative fournit à l'ouvrage un aspect légèrement confus. Avant tout, le procédé renforce l'impression de chaos qui imprègne l'histoire d'Exley, la folie de cette existence singulière, le mode de pensée désordonné de son acteur principal. Le dispositif est toutefois parfaitement maîtrisé, donnant au Dernier stade de la soif l'intensité des récits convaincants et démontrant le talent d'un écrivain accompli, alors qu'il ne signe que son premier roman.
Le fait que Frederick Exley ne soit pas étranger à la survenue de ses propres échecs ne rend que plus amer son destin tragique. D'autant plus qu'il appartient à un homme à la tête remplie des rêves irréalisables d'un jeune américain dans les années 50. Il le dira d'ailleurs clairement dans un des passages clefs du livre : « C'était mon sort, mon destin, ma fin que d'être un supporter ». Un destin qui l'empêchera longtemps de briller, jusqu'à la publication de ce premier ouvrage salué par la critique outre-atlantique. Une destinée de spectateur, et non de figure de proue, que le titre original du roman (A Fan's Notes) évoque habilement, mieux que la version française, qu'on pourrait qualifier de mauvais jeu de mots. Voilà néanmoins le seul bémol à attribuer à cette édition française dont la traduction est signée Philippe Aronson et Jérôme Schmidt. Car face à la brutalité avec laquelle Exley présente sa folie, à la sincérité crue des témoignages de son alcoolisme, le lecteur peut rester insensible (difficile de s'identifier au personnage). Il finira toutefois forcément par être touché par la mélancolie des dernières pages, où toute la détresse de l'auteur transparaît.

Le Dernier stade de la soif, paru en 1968 aux USA, se révèle un de ces livres qui ne vieillissent pas, qui même des dizaines d'années après leurs premières publications, donnent l'impression d'avoir été écrits hier. Toujours pertinent, tant en ce qui concerne ses thèmes que son écriture, le premier roman de Frederick Exley se classe parmi les ouvrages indémodables. C'est peut-être cela, la définition d'un chef-d'œuvre.

Le Dernier stade de la soif (A Fan's Notes), Frederick Exley (1968), traduit de l'anglais par Philippe Aronson et Jérôme Schmidt, Monsieur Toussaint Louverture, février 2011, 446 pages, 23,5€

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