Please Kill Me - Legs McNeil & Gillian McCain // England's Dreaming - Jon Savage

1965. Le Velvet Underground exécute ses premiers pas sur les scènes underground new-yorkaises. Lou Reed, Sterling Morrison, John Cale et Moe Tucker vont ainsi signer les prémisses d'un nouveau genre musical – d'un nouveau mouvement culturel – auquel on trouvera un nom quelques années plus tard : le punk.

Le terme péjoratif « punk » signifie « voyou » ou « minable » en anglais. Un terme résumant parfaitement l'attitude d'une jeunesse qui se heurta au système et tenta de le changer à la fin des années 60, mais échoua partiellement pour garder le sentiment d'être rejetée. « [Punk] voulait dire que tu étais le dernier des derniers. Nous autres, les laissés pour compte et les déjantés, on se mettait ensemble et on lançait un mouvement. On nous avait dit toute notre vie qu'on arriverait à rien ». John Holmstrom et Legs McNeil sont pour beaucoup dans l'attribution de ce nom à un style de musique joué par de jeunes gens acharnés, déchaînés et révoltés. Ils intitulèrent leur fanzine, créé en 1975, avec ce terme qui commençait à devenir très populaire. Ces deux amoureux du rock n'roll féroce et irrévérencieux des MC5, des Stooges ou des Ramones auront de nombreuses occasions, pendant des années, d'interviewer les figures de ce mouvement anarchique qui a participé à la révolution culturelle des années 60 et 70. Vingt ans après, associé à Gillian McCain, McNeil revient avec Please Kill Me sur le phénomène punk, ses tenants et ses aboutissants, pour dessiner une fresque singulière des événements et des personnages qui marquèrent 30 années de la scène musicale américaine, puis européenne.
Dans la veine du récit « non censuré » et « par ceux qui l'ont fait », Please Kill Me est constitué de témoignages de ceux qui ont assisté à l'émergence, à la prospérité puis au déclin de la mouvance punk, ceci de 1965 à 1992. Des figures marquantes, célèbres, voire légendaires sont donc évoquées, ou même s'expriment au fil des pages : Iggy Pop, David Bowie, les Ramones, Patti Smith… Ils racontent des épisodes de leurs vies de rock n’ rollers. Leur entourage a également droit à la parole : les groupies qui se rivalisaient souvent, se crêpant le chignon – parfois si violemment qu'on peut parler de tentatives de meurtres – et qui n'étaient pas sans influence, à l'occasion pernicieuse, sur des stars immatures ; les producteurs plus ou moins véreux, très généralement ambitieux, à la compétence pas toujours évidente. C'est tout une faune extravagante et colorée à la rencontre de laquelle est amené le lecteur. Une communauté arpentant sans relâche les salles de concert et les bars devenus depuis mythiques : le CBGB’s ou le Max’s Kansas City. Et puis il y a ceux qui n'ont pas pu fournir leurs souvenirs, parce que déjà décédés avant d'avoir été interviewés, mais dont l'évocation semblait indispensable : Jim Morrison (d'ailleurs présenté comme un connard patenté) ; Dave Alexander, bassiste des Stooges, mort des suites d'une pneumonie aggravée par sa malnutrition chronique ; Billy Murcia des New York Dolls qui succombera d'une noyade dans une baignoire, placé là par les autres participants d'une fête ne sachant comme réagir face à une victime d'overdose ; et cætera.
Le quotidien des punk rockers n’était en effet pas de tout repos. Alcool, drogues, conditions de vie souvent miséreuses, mutilations, bagarres… Ces jeunes gens extravagants, les Heartbreakers, les Dead boys, les Voivods... semblaient prêts à tout pour se faire remarquer. Leurs carrières se terminaient donc parfois abruptement et entre quatre planches, incontrôlables, sans grande retenue comme ils se montraient dans leur consommation de substances psychotropes.

Pendant ce temps, en Angleterre, inspirés par leurs cousins américains, de turbulents hommes et femmes commencèrent à rêver de créer leurs propres groupes. Pour certains de ces jeunes issus de tous milieux, des écoles d'art ou des quartiers populaires, marcher dans les pas de ces rockers fous furieux d'Outre-Atlantique devint réalité. C'est ce que décrit England's Dreaming. Cet autre essai édité chez Allia un an avant Please Kill Me, signé Jon Savage, dissèque l'émergence du mouvement en Grande-Bretagne.
L'auteur de ce second ouvrage, qui a mené sa carrière dans divers magazines musicaux anglais (Sounds, Melody Maker, The Face), aborde l'histoire du punk en se concentrant tout particulièrement sur celle des Sex Pistols, au cours des années 70. Savage emploie une approche différente de celle de McNeil et McCain. Avec une narration objective entrecoupée de témoignages appuyant son propos, il décrit l'évolution complète du mouvement, dans une Angleterre au cœur d'une crise à laquelle la jeunesse cherchait sa propre porte de sortie, quand la classe politique n'en trouvait pas. La première partie du livre se concentre sur les débuts en temps qu'homme d'affaires de Malcolm McLaren, alors entrepreneur dans le milieu de la mode. Celui qui deviendra plus tard le manager des Sex Pistols, commença sa carrière, avec sa compagne Vivienne Westwood, comme créateur de vêtements avant-gardistes et subversifs. Alors que leur collection phare s'appelait Sex, en 1974, McLaren se laisse convaincre de diriger un groupe de jeunes musiciens prometteurs fréquentant sa boutique du 430 King's Road. La formation de Johnny « Rotten » Lydon, Steve Jones, Paul Cook et Glen Matlock (qui sera remplacé en 1977 par Sid Vicious) portait alors le nom de The Strand. Le quartet, renommé les Sex Pistols, fut lancé à l'assaut des scènes de concerts londoniennes, ses membres attifés des créations de McLaren et Westwood afin d'en faire la promotion.
England's Dreaming déroule donc tout l'historique de ces musiciens londoniens emblématiques, et de ceux qui les ont accompagnés et suivis : les Clash, les Damned, les Buzzcocks, les Stits, les X-Ray Spex... Jon Savage retrace les démêlés des groupes punks avec une opinion publique et des autorités conservatrices. Ces dernières étaient peu préparées à entendre de jeunes anarchistes remettre en cause le British way of life, à insulter la Reine ou à revendiquer leur goût pour le chaos, les croix gammées (comme symbole provocateur), les révoltes et les émeutes. Il dévoile les conflits entre les Sex Pistols et une industrie du disque disposée à gagner de l'argent mais pas à voir son image égratignée par les frasques de musiciens incontrôlables (l'interview « catastrophique » par Bill Grundy en direct à la télévision et à une heure de grande écoute scandalisa l'Angleterre) ; des producteurs qui préféreront vendre le punk sous l'appellation de politiquement correcte de new wave, qui définira un style musical plus large comprenant des groupes moins subversifs. Cependant, le succès des Sex Pistols, et malgré l'affaire du Jubilée de la Reine, ne réussira pas à noyer les rancœurs et adversités caractérisant les relations entre Lydon, Vicious et McLaren.
Au travers de son récit fouillé, compliqué à résumer en raison de sa densité, Savage passionne et instruit sur des années 70 charnières, tant d'un point de vue social, politique que culturel, et que les jeunes d'aujourd'hui connaissent trop peu. England's Dreaming se révèle d'autant plus intéressant qu'il traite le sujet de manière objective. En comparaison, Please Kill Me de McCain et McNeil, sous sa forme bien plus ludique, plonge à l'intérieur du punk américain. Les conséquences du développement de la mouvance punk sont peu creusées, sans doute parce que la plupart de ses acteurs ne se rendaient-ils même pas compte de la portée de leurs actions, de l'impact sur toute une génération de leur comportement. Leurs interviews ne font que retranscrire des événements, sans un recul suffisant pour fournir une vision d'ensemble que McNeil et McCain réussissent seulement partiellement à donner au fil des chapitres. Ces jeunes gens de New York, Détroit, Cleveland ou Los Angeles cherchaient d'abord à s'amuser, à boire, se droguer, jouer de la musique et s'éclater. Profiter de la vie, en somme. Leurs actions, individuelles, n'étaient pas nécessairement destinées à développer une pensée revendicatrice universelle. Savage, lui, replace le punk anglais dans son contexte social, économique, politique et culturel. Il évoque plus clairement les figures qui, elles, tentèrent d'imposer de façon réfléchie ce nouveau genre musical comme l'étendard d'un discours anarchiste, situationniste, nihiliste, voire même féministe. Il n'hésite pas, par ailleurs, à rappeler les contradictions du mouvement et ses côtés obscurs, notamment les dérives de certains groupes vers le racisme, l'utilisation de la croix gammée souvent mal interprétée par l'opinion publique, et cætera.

Ces deux ouvrages ne se révèlent pas sans défauts. England's Dreaming souffre d'un manque de rigueur de la part de l'éditeur, qui a sacrifié quelque peu la correction, laissant dans le texte de nombreuses coquilles qui empêchent une lecture au confort optimal. Please Kill Me, pour sa part, est illustré presque exclusivement par des reproductions de pochettes des albums des groupes évoqués. Ces dernières, de par leur taille, ne permettent pas de bien distinguer les musiciens et ne fournit pas ce que lecteur peut attendre d'elles : mettre des visages sur des noms et éviter le recours à l'Internet pour ce faire. De plus, dans Please Kill Me, Legs McNeil et Gillian McCain ne démontrent pas une totale maîtrise du documentaire sous forme d'interviews retranscrites. Si dans cet essai le système fonctionne correctement, ils ne réussissent pas à insuffler une trame narrative, un suspense et une tension aussi forts que dans The Other Hollywood. Cet autre livre paru chez Allia, certes réalisé par McNeil et Jennifer Osborne dix ans plus tard, s'attaque pour sa part avec brio à la sulfureuse histoire du porno américain. J'en avais parlé et j'en conseille par ailleurs la lecture.
Mais les deux ouvrages chroniqués ici, pour autant, passionnent. Au-delà de la présentation des groupes punks, de leurs évolutions et de leurs confrontations avec les maisons de disques et les autorités, Please Kill Me et England's Dreaming fournissent le récit de l'émergence, puis du déclin d'un mouvement musical revendicateur et séditieux. En somme, porteur des espérances des jeunesses anglo-saxonnes alors en proie à l'angoisse d'un avenir plus qu'incertain. Les jeunes de 2012 pourront se comparer à elles. Ces derniers ne disposent pas d'une vision plus rayonnante pour leurs lendemains, obscurcie par les sursauts de la même crise qui court depuis les années 70, celle du capitalisme et de la société de consommation.
On ajoutera enfin que Please Kill Me a inspiré à Catherine Dufour son excellent Outrage et rébellion. Ce récit de fiction sous forme d'interviews retraçant l'émergence, dans un futur assez éloigné, d'un mouvement punk au sein d'une communauté de clones, sacs à organes pour leurs « parents » richissimes, donc sans avenir, est à lire absolument. Une raison de plus pour découvrir l'ouvrage de Legs McNeil et Gillian McCain. Quant à England's Dreaming de Jon Savage, c'est un monument de la littérature documentaire musicale, un immanquable pour les passionnés de rock et d'histoire contemporaine.

Please Kill Me, l'histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs (Please Kill Me, The Uncensored History of Punk), Legs McNeil et Gillian McCain (1996), traduit de l'anglais par Héloïse Esquié, Allia (Dans la guerre froide - la révolte et son double), février 2006, 632 pages, 25€
 
England's Dreaming, Les Sex Pistols et le Punk (England's Dreaming : Sex Pistols and Punk Rock), Jon Savage (1991), traduit de l'anglais par Denys Ridrimont, Allia (Dans la guerre froide - la révolte et son double), septembre 2002, 688 pages, 30€

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