Saul Karoo, héros de l'ouvrage éponyme et posthume signé Steve Tesich (1942-1996) est script doctor, c'est-à-dire un spécialiste de la retouche de scénarios et le remontage de films. Ceci afin de les transformer en œuvres acceptables auprès des producteurs et susceptibles de plaire au grand public. L'année 1989 se termine. Karoo est un homme dans la cinquantaine, séparé de sa femme, mais avec laquelle il a gardé de bons termes, et le père d'un fils adoptif. Il se définit lui-même comme un écrivaillon, un auteur raté. Il fume beaucoup, mais boit aussi énormément.
Saul Karoo est donc alcoolique. Toutefois, son addiction s'exprime sous une forme toute particulière. Le monsieur a beau boire tout l'alcool qu'il veut, il ne devient jamais saoul. Pourtant, il affecte l'ivresse lorsqu'il consomme en public, afin de ne pas déstabiliser ceux qui le côtoient. Karoo décrit ainsi le mal à l'aise des gens lors d'une confrontation avec un individu qui ne se comporte pas de manière habituelle. Saul possède la réputation d'un alcoolique, il doit donc être saoul à la fête des McNab ou pendant un dîner ; Saul est un gros fumeur, il ne peut que mentir quand il affirme ne pas avoir fumé depuis vingt-quatre heures. Même si ses amis et médecins lui conseillent de faire attention à sa santé, de ne pas se laisser aller, ils reprochent inconsciemment à Saul toute modification dans ses habitudes. Pour ne pas se sentir rejeté, pour ne pas se heurter au mur de l'incompréhension et de la moquerie, le héros de Tesich ne combat pas ses travers. Dès le début du roman, le lecteur comprend que le narrateur est un homme soumis à de nombreuses contradictions et qu'il assistera à son parcours tortueux. Les méandres du récit se révèlent à l'image de l'attitude de Saul, qui doit mentir constamment. La scène au Russian Tea Room, où Karoo dîne avec son ami Guido, tout aussi alcoolique que lui, met en évidence ce phénomène. Son copain lui raconte que sa fille l'a appelé pour lui dire qu'elle l'aime. Toutefois, « je sais, parce que je connais Guido, qu'il n'y a eu aucun coup de téléphone de ce genre, mais le fait de le savoir ne m'empêche pas d'être ému par son mensonge. Je trouve que ce besoin d'inventer un tel coup de fil est même plus émouvant que s'il avait réellement eu lieu comme il le raconte. La vérité, me semble-t-il une fois encore, a perdu le pouvoir, du moins le pouvoir qu'elle avait, de décrire la condition humaine. Maintenant ce sont les mensonges que nous racontons qui, seuls, peuvent révéler qui nous sommes ».
Dès la première partie du roman, le lecteur fait donc connaissance avec ce personnage principal qui est sur une pente raide qu'il va dévaler jusqu'à quelque terrible conséquence. Tout au long du récit, Saul, qui narre sa propre histoire, dévoile les éléments qui annoncent ses futures erreurs de jugement, les tromperies dont il se rendra coupable. Karoo ne possède plus de couverture maladie : sa santé ne peut que se détériorer ; il emmène la jeune et ravissante Laurie à un dîner d'affaires pour impressionner les autres invités : la demoiselle perdra ses dernières illusions au sujet de celui qu'elle considère presque comme un père ; il apprend que le célèbre réalisateur Arthur Houseman a terminé le montage de son ultime film, financé par « son ordure de pote » Jay Cromwell : Saul acceptera d'apporter les modifications nécessaires au long métrage, le saboter, pour qu'il puisse se vendre. Cette utilisation récurrente du procédé de Tchekhov pourrait nuire au récit. En réalité, elle renforce l'aspect inéluctable de la chute du personnage. Le lecteur, rapidement, se prépare, à chaque introduction d'un nouvel élément ou protagoniste, au déclenchement d'une catastrophe. Il s'attend au pire. Il n'est jamais déçu.
Un des éléments importants dans le roman est ce fameux film d'Arthur Houseman, dit le Vieil Homme, réalisateur émérite en fin de carrière. Saul a accepté de travailler une fois de plus pour Jay Cromwell, producteur impitoyable, l'individu qu'il exècre le plus au monde, démontrant un de ses traits de caractère les plus évidents : la lâcheté. Une caractéristique comportementale sans doute l'explication la plus raisonnable à la ruine de sa vie : lâcheté face à sa femme lorsqu'elle le rabaisse théâtralement et en public ; lâcheté face à son fils avec lequel il refuse toute relation intime ; lâcheté qui se dissimule derrière un professionnalisme s'avérant, paradoxalement, une absence de conscience professionnelle. Doc Karoo, comme on surnomme Saul, est un script doctor qui accepte tout travail, même si parfois il sent que son intervention détruit une œuvre d'art. Lâcheté, donc et enfin, qui l'empêchera de lancer à la face de Cromwell à quel point il le déteste. Par la même, qu'il peut aller se faire voir, que jamais il ne modifiera le montage d'un film qui, a-t-il entendu dire, est parfait.
Il sera pourtant pris de remords en visionnant le Director Cut de Houseman et en se rendant compte que les rumeurs se vérifient. Ce long métrage, le dernier que pourra réaliser un Vieil Homme malade et au crépuscule de sa vie d'artiste génial, est un chef-d’œuvre. Mais ces remords seront balayés par une découverte fascinante. Celle, dans le casting du film, d'une femme que Karoo identifie immédiatement comme la mère biologique de son fils Billy, avec laquelle il eut un bref entretien téléphonique au moment de l'adoption, mais qu'il n'avait jamais rencontrée. Poussé par la curiosité, Saul ira à la rencontre de la jeune actrice, Leila, dont il tombera amoureux et qu'il transformera en vedette de la nouvelle version du long métrage. Loin de permettre à l'existence de Karoo de rebondir, sa relation avec Leila amorcera, on s'en doute, la conclusion de la lente mais inéluctable destruction de sa vie. Au final, Saul se révèle un homme incapable d'aimer, d'assumer ses opinions, d'affronter les contradictions entre ses actes et ses pensées.
Saul Karoo apparaît comme un individu détestable. Le lecteur, jamais, ne réussit tout à fait à s'apitoyer sur son sort. Mais au travers de la présentation peu amène que Steve Tesich fournit de son personnage, l'Amérique aisée est égratignée. Cette Amérique qui dès la première page du roman s'intéresse davantage aux amusantes consonances des noms propres roumains qu'à la portée de la chute du régime de Nicolae Ceausescu. Cette bourgeoisie qui feint beaucoup, un peu comme Saul fait semblant à tout instant d'être ce qu'il n'est pas. Qui feint de protéger le monde tout en le méprisant, comme Cromwell a sauvé Vera, la Biélorusse dont les « parents avaient bien compris qu'une fille aussi belle […] serait gâchée là-bas » ; qui feint le respect, mais qui ébruite les rumeurs et se vautre dans les scandales qu'elles deviennent ; qui feint de vivre une existence si haletante qu'elle s'empresse de laver en public son linge sale, de clamer en public ce qui la rend soudain si vivante.
Tesich attaque également l'industrie du cinéma. Le métier de script doctor n'est pas présenté de manière flatteuse. C'est l'outil aux mains d'hommes d'affaires prêts à tout pour imposer leur vision du chef-d’œuvre, qui ne rime pas avec génie artistique, mais avec rentabilité économique. Le personnage de Jay Cromwell est à ce titre magnifiquement dégueulasse. Les passages qui mettent en scène Karoo et le producteur fascinent tant ce dernier se révèle faux et tant la lâcheté de Saul s'y exprime.
Mais avant tout, Karoo apparaît comme un livre poignant, qui touchera immanquablement le lecteur par la violence avec laquelle son héros chute. On compte peu d'ouvrages qui présentent des protagonistes aussi pathétiques, symboles de l'affliction d'une société malade et accroc à ses propres travers. On comparera aisément cet ouvrage-ci avec Le Dernier stade de la soif évoqué en entrée de chronique. À l'image du roman de Frederick Exley, qui a reçu un accueil de la presse moins important, Karoo se révèle une œuvre dont la place se justifie parfaitement dans une bibliothèque de la littérature anglo-saxonne digne de ce nom.