Ce recueil de 2005, qui a reçu le Goncourt de la nouvelle (ce qui ne s'avère pas fondamentalement une preuve de qualité), composé de onze récits, a été réédité en 2013 par les éditions Zulma, dans leur collection poche. Il ne dispose pourtant pas d'un prix vraiment convenable (9,95€) mais au moins possède-t-il l'avantage de se parer d'une magnifique couverture signée David Pearson. Tu n'es pas le premier à en parler même s'il ne te semble pas qu'il y ait eu beaucoup de presse autour de ce livre classable (quel mauvais goût !) dans la littérature de l'Imaginaire. Pour ta part, tu devais à l'inestimable Jules Abdaloff l'envie de le lire lorsqu'il le chroniqua dans l'inénarrable émission Salle 101. Certes, tu as traîné un peu, mais voilà cette découverte réalisée, enfin, et le désir d'explorer plus avant l'Œuvre de Châteaureynaud t'assaille maintenant.
Car Singe savant tabassé par deux clowns appartient sans nul doute possible parmi les recueils de nouvelles fantastiques les plus réussis qu'il t'ait été donné de parcourir. Et pourtant, malgré un Grand Prix de l'Imaginaire pour L'Autre rive, en 2007, cet auteur français s'avère globalement inconnu du lectorat SF. Tu ne doutes pas que sa bibliographie contienne davantage de pépites en mesure de bouleverser ton panthéon personnel des meilleurs écrivains de SFFF français. De quoi conforter ton impression, de plus en plus consolidée par tes observations et lectures, qu'il faut aussi (et surtout) chercher la littérature de l'Imaginaire de qualité en dehors des collections spécialisées. Ta découverte, il y a quelques années, de Hubert Haddad, poulain des éditions Zulma, et ses Nouvelles du jour et de la nuit, en est un exemple supplémentaire. Il t'apparaît peu surprenant que ces deux écrivains, dont les univers (du moins, pour Haddad, ceux de ces nouvelles évoquées ci-dessus) et l'écriture flamboyante possèdent des points communs, se trouvent au catalogue de la maison du Boulevard Haussmann.
Mais quel est donc concrètement le contenu de Singe savant tabassé par deux clowns ? Trêve de blabla, tes lecteurs s'impatientent sans doute de connaître les raisons pour lesquelles la lecture de ce recueil s'avère indispensable.
Georges-Olivier Châteaureynaud nous entraîne dans des mondes fantastiques qui se révèlent bien souvent très proches du nôtre, accolés. Pour les atteindre, il faut en quelque sorte « sortir du plan », un peu comme la Rue Douce de la nouvelle éponyme, sur laquelle ne tombe le chauffeur de taxi Moë que quand il y conduit un de ses habitants. Autre exemple avec l'aventure du personnage des Sœurs Ténèbre, propulsé par trois femmes étranges, qu'on comprend être les Parques, dans des lieux bizarres sans qu'il ait sentiment d'avoir changé d'univers. Dans Courir sous l'orage ou Trois adultes et petits chiens, le surnaturel ou l'inquiétant s'invitent dans un réel tout à fait ordinaire, qu'il s'agisse d'un hôtel de luxe ou une clinique pour tuberculeux de l'Aubrac. D'autres fois, comme dans Civils de plomb, avec l'apparition de ressuscités lourdauds et encombrants, ou Ecorcheville, et la mise à disposition de machines à se suicider, la science imagine des inventions délirantes qui bouleversent le quotidien d'individus dont l'anxiété n'avait pas besoin. Classique dans la littérature fantastique, le monde de la fête foraine dispose également de sa place dans le recueil. La nouvelle qui lui donne son titre met en scène un homme qui rejoint une troupe de cirque. Il y découvre ses membres, tantôt étranges, tantôt inquiétants, dont il apprendra à se méfier ou à admirer, ce qui l'amènera à des situations haletantes. Avec La Sensationnelle attraction, Châteaureynaud imagine une présentation plus morbide que « sensationnelle ».
De la lecture de ces textes assez éclectiques, tu es sorti parfois fasciné, d'autres fois admiratifs, plus rarement dubitatif. La dernière nouvelle évoquée ci-dessus ne t'a par exemple pas grandement impressionné. Tout comme Les Sœurs Ténèbre, dont l'inspiration dans la mythologie ne te semble pas très originale. Mais il s'agit bien d'exceptions parmi les merveilleux récits qui composent Singe savant tabassé par deux clowns. Tu as adoré la lutte à coup de « morts » du narrateur de Civils de plomb et de sa femme, la déliquescence d'un foyer soumise à l'obsession de reconstitution d'une ascendance décédée. Tu as aimé La Seule mortelle, qui met en scène une fille de famille pauvre d'un pays lointain, convaincue à tort d'immortalité, qui rejoint la vallée des immortels qu'elle devra bientôt quitter faute de posséder le critère requis. Ecorcheville t'a passionnée par le destin de cet homme qui apprend qu'il a moins d'une semaine à vivre et se demande si cette mort annoncée interviendra par l'intermédiaire d'une de ces machines à se suicider. Le machiavélisme des administrateurs de la clinique de Trois adultes et petits chiens t'a fasciné. Car quand vous inventez un moyen de soigner la tuberculose, mais que cela impose que vos patients occupent un lit à très long terme, vient un moment où il faut libérer la place pour quelqu'un qui paiera plus que ce dernier pour être sauvé de la maladie. Mais comment ? Le lecteur le découvrira par lui-même. Et puis il y a l'étonnement que procurent des textes comme Dans la cité venteuse (qui se déroule au Purgatoire), Courir sous l'orage (qui présente des personnages en recherche d'une épiphanie morbide) ou Les Ormeaux (qui met en scène un garçon explorant une ville aux coutumes qui lui semblent étranges mais qu'il va devoir assimiler).
Découverte incroyable, donc, que ce Georges-Olivier Châteaureynaud. La beauté de son écriture, son inventivité, t'ont fasciné. Tu l'associes, comme déjà dit, à Hubert Haddad, pour l'aspect qualitatif de son style littéraire et des univers tissés à partir des contes et mythologies, enlacés au réel qui est le nôtre. Mais tu lui as aussi trouvé, par touches, un quelque chose de Serge Brussolo. Forcément, une telle affirmation va faire fuir un paquet de lecteurs potentiels. Car même si cet auteur prolifique a signé une quantité impressionnante de nanars, il a aussi écrit quelques très beaux, étranges et fascinants textes fantastiques et de science-fiction. La confrontation des personnages de Châteaureynaud à des inventions humaines ou supra-humaines morbides, à des situations inquiétantes auxquelles ils ont énormément de mal à échapper, t'as rappelé, parfois, la sensation hypnotique de l'absolue bizarrerie d'un Brussolo à son meilleur.