Les Barbares - Jacques Abeille

Avant la réédition des Jardins statuaires en 2010, je ne connaissais pas les éditions Attila. Le livre, avec sa couverture à rabats noire, illustrée par un François Schuiten admirablement inspiré par le texte de Jacques Abeille, avait tout pour attiser mes appétits littéraires. Ma curiosité avait été récompensée par une lecture pleine de richesses et la découverte d'un univers dépaysant arpenté par des personnages saisissants d'humanité.

Aujourd'hui, les deux hommes d'Attila – Benoît Virot et Frédéric Martin – proposent aux lecteurs de poursuivre l'exploration des Contrées, avec Les Barbares. Ce roman inédit est un élément supplémentaire du cycle phare de Jacques Abeille, dont les différents tomes, qui peuvent se lire indépendamment, sont éparpillés chez divers éditeurs : Flammarion, Joëlle Losfeld, Gingko et donc Attila. Fort de l'expérience positive des Jardins statuaires, je ne pouvais échapper à l'attrayante lecture que me promettait Les Barbares. Ceci d'autant plus que ce dernier profite une fois encore de l'intervention graphique de François Schuiten, ainsi que de celle de Pauline Berneron, qui signe une carte magnifique permettant de visualiser ces Contrées où nous sommes transportés.

On retrouve évidemment dans ce nouveau roman tout ce qui plaçait des Jardins statuaires parmi les grandes œuvres littéraires.
Il y a d'abord cette richesse de l'écriture produite par l'auteur. L'emploi de phrases longues, de l'imparfait du subjonctif, du placement des épithètes avant le nom qu'elles qualifient, d'un vocabulaire soutenu, fournit au récit un niveau de langue rarement rencontré. Les descriptions des peuples des Contrées et de leurs coutumes, ainsi que des territoires tantôt sauvages, tantôt civilisés qui nous sont présentées sont ainsi sublimées et l'envoûtement du lecteur devient total. Et de fait, la lecture des Barbares s'avère d'une facilité qui permet de dévorer le roman en quelques heures.
Il y a ensuite la narration de type subjectif. Le récit nous est raconté, comme dans Les Jardins statuaires, par un de ses personnages principaux. Ce dernier livre son histoire sans l'expurger de ses impressions et réflexions personnelles, ce qui imprègne celle-ci d'une sensibilité propre à ce narrateur sensible. Il s'agit dans ce roman d'un universitaire dont la vie est chamboulée par des événements d'ampleur historique. La capitale de l'empire de Terrèbre, où vit ce professeur, est en effet envahie par les hordes sauvages venues des steppes. Alors que la population de la grande cité est laissée à elle-même, ce spécialiste de la langue des jardiniers se voit confier la traduction d'un manuscrit décrivant le pays où poussent des statues, ainsi que les coutumes de ses habitants. Un livre qui n'est autre que... Les Jardins statuaires ! Son travail l'amènera à rencontrer le Prince, celui qui mena son peuple dans une conquête alors à son crépuscule, et qui désire s'appuyer sur le contenu du fameux ouvrage pour en retrouver l'auteur anonyme surnommé le voyageur. Le professeur, ainsi, côtoiera les cavaliers farouches venus du Nord. Il témoignera des mécanismes d'une société complexe, au fonctionnement guidé non pas par la violence et la cruauté, comme le veut la rumeur, mais par un respect profond pour l'autre et la Nature, par la fierté mais aussi la pudeur.
Le narrateur des Barbares fournit donc son point de vue de citadin invité à suivre un individu qui aura marqué son temps. Du voyage qu'il a effectué, il offrira une description des relations entre les membres d'une troupe d'êtres attachants et à l'attitude entourée du mystère de coutumes étrangères. Le lecteur, comme le personnage du roman rencontre des hommes et des femmes qu'il gagne à connaître, à écouter, à accompagner dans leurs aventures. Les Barbares apparaît donc, tel que Les Jardins statuaires avant lui, comme un ouvrage d'une grande profondeur. Il pousse notamment à réfléchir sur les relations humaines, sur les us et coutumes de notre société. Contrairement à la liberté qui caractérise les existences des cavaliers, à leurs traditions qui participent à l'épanouissement de l'humain, les lois qui régissent celles des Terrébrins, dont le mode de vie est comparable au nôtre, semblent les abâtardir. Elles les frustrent et ne font que contenir des pulsions qui se libèrent sans aucune retenue lorsque ces derniers se retrouvent livrés à eux-même après l'invasion de leur cité par les barbares. De civilisés, les citadins n'ont alors plus rien. Dans ces conditions, le professeur, parti à la découverte d'autres contrées, apparaît comme le seul individu de valeur au milieu de tous ces compatriotes. Sans doute, par certains côtés, certains se reconnaîtront-ils en cet homme de lettres citadin, peu courageux, instruit, mais naïf. Un homme dont l'existence s'épanouit ainsi loin de son environnement d'origine, où un carcan moral enferme ceux qui y vivent, les rabaissant, ne leur fournissant pas la dignité des êtres aux esprits libres.

Jacques Abeille développe donc ce roman différents éléments qu'il avait présentés dans Les Jardins statuaires, tels le peuple des steppes et leur chef, les conséquences de la conquête des domaines par ces derniers, ou les mystérieuses cavalières. Il complète ainsi l’œuvre écrite dans les années 70, bouche les espaces vacants laissés dans le volume. Ce travail est d'ailleurs mis en abîme dans un passage où Vanina, la compagne du voyageur, explique les opérations de copie du manuscrit par son auteur : « Chaque fois qu'il établissait une nouvelle copie, le texte s'ouvrait en son centre et montrait une déchirure. Il y a toujours des détails manquants, oubliés, qui lui revenaient soudain, ou des précisions, pourtant nécessaires à la cohérence de l'ensemble, qu'il n'avait pas notées dans la version antérieure et qu'appelait l'écriture, si bien que le livre ne cessait de croître, non pas en s'allongeant mais en se creusant, montrant toujours un trou à combler. Il disait qu'entre les pages qu'il noircissait, il y a avait toujours une bouche dont les lèvres se disjoignaient sur un appel. Une bouche ou une blessure. Et lui, il voulait écrire un livre sans faille. Il pressentait que c'était le dernier et ça n'en finissait pas ». Jacques Abeille, auteur d'une œuvre vaste dont le Cycle des Contrées est sans doute l'élément le plus important, s'apparente donc au voyageur. Jamais satisfait de son travail, il est toujours en recherche de la pierre qui achèvera un édifice qui semble vouer à s'agrandir sans cesse puisque chaque nouvelle brique posée transforme l'ensemble et appelle à le parfaire. La preuve : en octobre doit sortir aux éditions Attila un nouveau livre s'inscrivant dans cette saga déjà dense et qui ne paraît pas près d'être terminée.
De ce fait, les lecteurs convaincus que vous êtes maintenant s'interrogent sans doute sur la nécessité de lire Les Jardins statuaires, voire des autres volumes du cycle, avant de s'attaquer aux Barbares. Je conseille pour ma part de découvrir le premier roman puis seulement de poursuivre sur le second. Cela afin d'être en mesure de relever toutes les allusions aux coutumes des jardiniers, ou même à des événements précis vécus par le voyageur. Mais également, pour mieux percevoir ce travail de complétion fourni par l'auteur, aspect intéressant de l'ouvrage. Et puis, Les Jardins statuaires est une œuvre telle qu'il serait dommage de se passer de sa lecture...

Les Barbares est un livre magnifique. Les éditions Attila impressionnent à chacune de leur parution par la qualité des objets qu'elles produisent. Jacques Abeille, lui, n'en finit pas de fasciner avec son univers des Contrées où on se laisse transporter sans crainte à la rencontre de personnages fascinants et de réflexions profondes sur ce qui donne un sens à nos vies.

Les Barbares, Jacques Abeille (2011), Attila, avril 2011, 557 pages, 25€

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