Palabres - Urbano Moacir Espedite

S’il y a des écrivains étranges, Urbano Moacir Espedite s'en avère un tout à fait bizarre. Sur le rabat de première de couverture, les éditeurs d’Attila te le décrivent comme un grand voyageur argentin, né dans les années 30, auteur de nombreux textes jamais publiés. Dont Palabres, que tu nous présentes ici, découvert par les deux traducteurs de ce roman écrit en portugnol (!?), Bérengère Cournut et Nicolas Tainturier. Voilà qui est bien particulier...

Un homme de lettres, évidemment fictif, tout aussi particulier que ce texte paru en 2011. Tu hésites à résumer son intrigue. L’histoire se révèle en effet assez tortueuse, avec deux lignes narratives qui vont logiquement finir par se rejoindre, rythmée, pleine de rebondissements et, en conséquence, passionnante. Mais une présentation des personnages principaux te semble incontournable pour donner envie aux lecteurs rarissimes de ce blog, et qui ne l’auraient pas déjà dévoré, de découvrir ce bouquin.
Les premières pages de Palabres permettent de faire la connaissance d’Hirsute Van Spree, fils de la tenancière d’un bordel de Berlin en 1937. Cet avorton mène une vie difficile, ponctuée par les « mauvais traitements que lui infligent à tour de rôle la grande Mutter, les prostituées exténuées et les clients alcoolisés ». Son existence bascule lorsqu’il rencontre l’Italien Rosario Buenacorso, ce dernier en train de culbuter assez violemment Milla, la pute qui « a beau être décharnée, absente, droguée, et n’avoir plus de féminin que sa longue chevelure rousse, […] est le seul être du bordel auquel [Hirsute] tienne ». Rosario, qui s'avère rapidement être un gangster, enlève Hirsute et Milla. Il découvre alors que cette dernière est issue du peuple farugio. Il partira donc avec eux en Amérique du Sud, à la recherche de cette peuplade énigmatique et de ses femmes à la chevelure de feu, qu’on dit splendides. Son objectif : en ramener en Allemagne pour les vendre à de potentiels riches clients nazis désirant perpétuer leur « race des seigneurs ».
Les aventures rocambolesques de Rosario, Hirsute et Milla alternent avec l’histoire tout aussi hallucinée des Farugios. Ce peuple d’Amérique latine, plus particulièrement de l’État fédéral de Depradilla, a bâti sa civilisation sur le langage (oui, tu peux même reprendre le quatrième de couverture si tu le veux…). Ils ont pendant longtemps commercé pacifiquement avec les industrieux guardanais de la province du Previncenta. Mais une crise éclate. Isolée, sans possibilité de vendre sa production traditionnelle, la population du Cantiquantò souffre. Mais les Farugios sont déterminés à affirmer leur identité face au mépris de leurs voisins. Toutefois, cette nation pacifique par nature est divisée. Les partisans d’Imenez de la Ciudad prônent l'utilisation de la force, la création d'une armée et l'envahissement de Nuevo Rico, la capitale du Previncenta, à l’embouchure du fleuve Kairos. Primos, son fils, mène l’autre cause, celle du Verbe. Il pense que c’est en présentant la richesse culturelle des Farugios, au travers de la Question symbolique « Cumo va ? » (« Comment ça va ? ») que son peuple pourra faire reconnaître son identité. Le camp du père finit par prendre le dessus et une campagne d’invasion, une révolution, s’ensuit…

Palabres met en scène des personnages atypiques, fascinants d’excentricité, de bêtise, de cruauté. Difficile de ne pas sourire, voire de rire, en lisant les pages de ce roman d’aventures qui tient du délire littéraire le plus fécond. Bérengère Cournut et Nicolas Tainturier, déguisés en écrivain argentin obscur, signent un livre étonnant, que seule une maison d’édition courageuse et éclairée comme Attila pouvait se risquer à publier.
Mais loin de n’offrir qu’une histoire divertissante, drôle et enlevée, ils racontent une fable aux accents sociaux, politiques et culturels invitant à réfléchir. Ainsi, te retrouves-tu, en refermant Palabres, à te questionner, par exemple, sur le droit et les possibilités des peuples à exprimer et protéger leurs identités ancestrales. Tu penses alors au combat de certaines ethnies d’Amazonie contre les grands propriétaires terriens brésiliens qui détruisent la jungle nécessaire à la perpétuation de leurs traditions. Moacir Espedite n’épargne personne. Il te fait donc réfléchir sur les rouages de notre belle société européenne du XXIe siècle, par le biais de cette histoire se déroulant pourtant en 1937 et en grande partie en Amérique du Sud. L’auteur égratigne l’armée, au travers de la troupe de mauvais soldats et de vieux admirateurs de Napoléon chargée de reconquérir le Mexique et qui va accompagner Rosario, Milla et Hirsute jusqu’à Nuevo Rico. Il s’attaque à la religion, notamment lorsqu’elle s’occupe d’autres sujets que la chose divine en décrivant les autorités catholiques du Previncenta, qui dirigent la province d’une main de fer, sans faire preuve de la pitié, ni de la miséricorde du Dieu qu’ils vénèrent. Espedite critique aussi le capitalisme et ses grandes théories, particulièrement le taylorisme qui dicte la vie des Guardanais, ces ouvriers ne vivant que pour faire fonctionner les machineries dont la nation tire sa gloire. Enfin, il n’oublie pas les affres de la démocratie, quand l’utopie d’une cohabitation harmonieuse entre deux peuples se heurte à la rapacité de certains, à la bêtise de la plupart ; lorsque l’idéal égalitaire ne s’étend que peu aux plus pauvres (ici, les habitants du Quartier de la Sierra, sorte de bidonville en bordure de Nuevo Rico) ; quand la classe dirigeante choisit de réprimer les mécontentements par une force qui était l’apanage des tyrans que l’élan démocratique a chassés.
Palabres, donc, se révèle un roman aussi drôle qu’intelligent. Outre une recommandation de sa lecture, tu encourages à l’achat de l’objet, fruit de l'excellent travail éditorial de la maison Attila. Il suffit de le feuilleter en librairie pour se rendre compte de sa beauté et qu'il s'avère digne de rejoindre les bonnes et belles bibliothèques (d'où l'article à son sujet sur ce blog). Le directeur de l’ouvrage, Benoît Virot, s’est offert le luxe de la couleur, et notamment du rouge. Ce dernier est utilisé pour les entrées de chapitre, comme fond de page pour le démarrage des cinq parties qui divisent le récit. Il est surtout largement exploité par le talentueux illustrateur Donatien Mary dont les dessins fournissent une identité visuelle propre à ce bouquin magnifique.

Palabres (Palabreadas), Urbano Moacir Espedite (2011), traduit du portugnol par Bérengère Cournut et Nicolas Tainturier, Attila, février 2011, 250 pages, 18€

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