Cet ouvrage, tu en as beaucoup entendu parler ces dernières années. D'abord dans une chronique dans l’émission Salle 101 (sur Radio Fréquence Paris Plurielle, FM 106.3, comme chacun sait). Puis il t'a été recommandé chaleureusement par de multiples connaissances. De ce fait, il était prévu de longue date que tu te plonges dans ce pavé de 650 pages (avec écrit petit dedans), paru aux éditions Inculte en octobre 2010. Traduit, quatre ans après sa sortie originale, de manière admirable par Maxime Berrée, London Orbital mérite sa réputation de bijou d’essai psychogéographique romancé. La plume de Iain Sinclair s’avère simplement superbe. Tu ne vas donc pas te gêner pour intégrer quantité de citations à ton papier. Ceci autant pour démontrer le talent de l’écrivain et la qualité du travail du traducteur que pour t’éviter des tergiversations fastidieuses afin de faire comprendre à tes lecteurs l’intérêt des thématiques abordées et ressentir la perspicacité avec laquelle elles sont traitées.
Après tout, tu pourrais déjà arrêter là ta chronique. London Orbital doit être lu. Point. Il est aussi à posséder. Il s'agit d'un de ces gros pavés d’Inculte, livres soignés (plus que les autres trouves-tu) qui se caractérisent par une couverture cartonnée et cet étrange rabat extérieur arrière qui ne sort généralement pas indemne d’une lecture assidue dans le métro parisien.
Si, rendu là, quelqu’un te dit qu’il ne voit toujours pas l’intérêt de lire LE ROMAN CULTE de Iain Sinclair, dont on prétend que c’est son chef-d’œuvre, que c’est un chef-d’œuvre, que peux-tu ajouter pour le convaincre ? Lui indiquer que London Orbital est hanté par J.G. Ballard, H.G. Wells, Orson Welles, Lord Byron, Michael Moorcock, Neil Gaiman et bien d’autres écrivains qui représentent la fine fleur de la littérature anglaise de l’Imaginaire ? Expliquer que London Orbital est bourré de références historiques ? Parler de l’ambiance délicieusement fantastique de certains passages ? De la noirceur de quelques autres ? De la poésie qui parsème les pages de ce putain de bon bouquin ?
Et si ça ne suffit toujours pas, tu peux lui faire lire la suite de cette chronique…
Revenons aux fondamentaux. Qu’est-ce que la psychogéographie ? Tu laisseras la parole à Guy Debord : « La psychogéographie se proposerait l'étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus ». Le projet de Iain Sinclair peut donc être qualifié de psychogéographique. En effet, si l’auteur anglais décida de parcourir les 200 kilomètres de la M25, ce n’est pas tant pour explorer l’autoroute que ses alentours. Il voulait aussi comprendre comment sa construction, ainsi que sa présence, ont influencé les paysages traversés et les comportements des riverains. Il procéda de manière méthodique, presque scientifique, par étapes, au cours des années 1998 et 1999, dans l’idée de terminer son périple au réveillon du 31 décembre, en même temps que s’achevait le Millénaire. Le projet découlait de son « obsession malsaine pour la M25, […] le triste opercule qui agit comme un prophylactique entre chauffeurs et paysage ».
Dès la première page de London Orbital, Iain Sinclair se montre assez dur avec la M25, « cette sinistre ceinture, inaugurée par Margaret Thatcher le 29 octobre 1986 ». Les questions qu’il se posait à son sujet, et auxquelles le livre tente de répondre, se révèlent sans ambiguïté : « Ce saut-de-loup conceptuel délimitait-il la frontière de ce qu’on appelle Londres ? Ou était-ce un garrot financé par le ministère des Transports et l’Agence des autoroutes afin d’étrangler le souffle vital de la métropole ? ». Pour trouver les réponses à ces interrogations, il se fit accompagner d’amis, artistes, hommes de lettres et/ou psychogéographes qui se relayèrent, au fil des étapes et en fonction des trous dans leurs emplois du temps. Sinclair réalisa ainsi une partie de son aventure avec Bill Drummond, « activiste de KLF, pop-star, créateur de groupes de musique » et son acolyte Gimpo ; le photographe Marc Atkins ; l’artiste-peintre Laurence Bicknell, dit Renchi ; Kevin « Moose » Jackson ; l’écrivain et réalisateur Chris Petit ; et cætera. Indispensables, ces personnes qui suivirent Sinclair l’aidèrent à dénicher, décrypter et révéler les détails historiques, esthétiques, philosophiques, politiques, souvent cachés, des lieux explorés. Il recherchait, en fait, des endroits signifiants, loin des sentiers battus, et dévoilant la vraie identité de la M25. « Nous sommes convaincus que l’orbite de la M25 a des coins et que ces coins sont importants ». « Mon sentiment, c’est qu’il est préférable d’éviter tout endroit "partiellement ouvert" où il y a un "buffet". Pourquoi laisser quelqu’un d’autre décider de ce qui vaut la peine d’être visité ? ». Dans les pages de London Orbital, il livre ses découvertes au lecteur, explique comment les lieux visités ont été construits, pourquoi, par qui, le symbolisme qui les accompagne, de manière à la fois érudite et poétique, rendant ainsi son ouvrage instructif et touchant.
Ainsi que tu l’indiquais précédemment, Iain Sinclair et ses acolytes choisirent une méthode d’approche particulière pour explorer une autoroute : la marche à pied. Philippe Vasset (auteur français, entre autres, du roman psychogéographique Un livre blanc), dans sa postface ajoutée au texte de son homologue anglais, démontre les avantages de l’exploration pédestre par sa lenteur et sa souplesse, capable d’entraîner le marcheur sur des chemins insoupçonnés. La marche à pied, en outre, permit à Iain Sinclair de profiter d’un effet distanciatoire vis-à-vis de son sujet. « La M25 que je connaissais déjà […] était chose à supporter, subie plutôt qu’éprouvée. L’astuce consistait à revenir en arrière, à faire un pas de côté, à traiter la route comme une entité privilégiée, une métaphore d’elle-même. La lumière ne pouvait venir que de la distance, du détachement ». De fait, l’auteur de London Orbital présente la M25 comme une entité monstrueuse, rendant fou, déshumanisant ceux qui l’empruntent. « Toute tentative pour faire le tour de ce circuit, ou pour affronter le trajet, en appelait à des métaphores de la folie. L’automobiliste dans son armure-à-roulettes, avec son moteur à essence, ses gaz d’échappement infects, ses circuits électroniques défectueux, signait un contrat avec le dérangement sensoriel, les hallucinations dues au diesel. Il (ou elle) vivait le genre de passage par l’aliénation, l’effondrement et la réintégration, que préconisaient R.D. Laing et les antipsychiatres des années 1960 ». Ainsi que tu l’as déjà évoqué, Sinclair n’avait pas en tête, de plus, une exploration méthodique de la M25, qui suivrait parfaitement un tracé qui ne mène qu’à lui-même. « La M25 ne va nulle part ; elle est autoréférentielle, postmoderne, ironique. Modestement corrompue. Elle ne prendra un sens que lorsqu’elle aura été abandonnée, envahie par la végétation ».
Cette destruction du périphérique londonien que Sinclair appelle presque de ses vœux répond à l’altération (néfaste) de Londres qu’a provoquée la construction du London Orbital. Iain Sinclair, en effet, montre la capitale anglaise sous un aspect rebutant. Il offre le portrait d’une ville de l'après-fièvre aphteuse, des promotions immobilières qui dissimulent (en vain à qui sait chercher) le passé peu glorieux des lieux qui entourent la M25 : usines d'armement, colonies psychiatriques, incinérateurs... « L’autoroute périphérique, inaugurée dans un esprit de triomphalisme chauvin, a rapidement dégénéré en voie de service pour déchets toxiques, en site où déporter les désastres des ères précédentes ; vestiges d’asiles et d’hôpitaux, d’usines de munitions et de champs de tir. La route permit la création de nouveaux lotissements Legoland ». Ces nouvelles constructions furent imaginées par des gens qui ne se souciaient pas vraiment des lieux : « Flagrant abus du concept d’espace vierge : les architectes ignorent les implications du site sur lequel seront construits leurs bâtiments. Rien n’existe au-delà du cadre idéalisé du dessin. Des gens invertébrés avec des gueules de portrait-robot se prélassent à une terrasse imaginaire. Il n’y a ni route, ni marécage, ni industrie ». Plus grave, les alentours de l’autoroute s’avèrent pollués, là où s’étendaient des centres militaires, où se dressent des incinérateurs, sans que les autorités s’en inquiètent. Pire encore, elles n'agissent pas, en toute connaissance de cause. « [L’activiste locale Beth] Pedder évoque l’odeur pestilentielle de l’usine London Waste Edmonton. "Pour les incinérateurs, les effets se font sentir dans un rayon de 5 kilomètres". Fumée. Nuages en suspension qui ne migrent jamais. Au début de son investigation, Pedder a contacté son député, Tim Eggar. Il l’a rappelé. "C’est les affaires, a-t-il dit. Il y a beaucoup d’argent en jeu." Et comme Pedder insistait, Eggar a répondu : "Est-ce que vous êtes totalement stupide ? Le profit avant les gens, c’est comme ça que le monde fonctionne." ». Mais la route elle-même s’avère source de pollution : « "Le revêtement imperméable des routes, comme le rapporte la journaliste Sanjida O’Connell, amplifie les débordements d’eau liés à celle-ci – ces torrents, qui provoquent l’accumulation de sédiments, augmentent la température de l’eau et sa pollution." Apparemment, le saumon est très sensible aux arrivées d’eau soudaines. La disparition du saumon affecte de nombreuses autres espèces, y compris les ours et les orques. La chaîne d’interconnexion est alarmante : Moby Dick menacé d’extinction par le macadam Art Nouveau de l’échangeur 5, son écoulement dans la Darent. Les composants chimiques de l’asphalte se répandent, gangrènent les rivières. Les métaux lourds submergent la nature environnante. Le sel gemme, utilisé pour le sablage des routes, est toxique pour beaucoup d’espèces de plantes. Les poissons ne vont pas bien. Sensibles aux empreintes acoustiques de la M25, les oiseaux chanteurs décampent. La circulation permanente, ses folles vibrations vingt-quatre heures sur vingt-quatre, persuadent les vers de terre de faire profil bas ; entraînant par là une surabondance de corbeaux – certains meurent contre les pare-chocs – qui doivent arracher leur petit-déjeuner à des profondeurs insoupçonnées ».
Si Sinclair traite le sujet de la pollution avec un certain humour bon enfant, ainsi que le montre l'extrait ci-dessus, il y en a un autre qui ne le fait pas rire du tout, ou bien jaune. Quand l’auteur évoque Margaret Thatcher, « la fiancée de Dracula », sa plume devient alors féroce. L’ancienne Première Ministre a inauguré l’autoroute, un méfait de plus de la part de la Dame de fer, dont la politique et même l’Angleterre qu'elle représente sont les objets d’attaques sévères tout au long du livre. Tony Blair, son digne héritier, prend cher lui aussi : « Mais observez, sur l’écran, ces plis, ces cernes bleuâtres ; observez ces yeux. Rien au monde n’est plus vieux que Tony Blair. La peau tirée, le cheveu taquin, les dents blanchies à la poussière de diamant n’aident pas. Le sourire dont les extrémités menacent de se rejoindre par l’arrière du cou. Blair est tellement las. Il est plus épuisé qu’un coprolithe. Plus vieux que l’oxygène ». La M25 apparaît donc comme un héritage thatchérien, la métaphore de la politique conservatrice du gouvernement anglais des années 80, à la fois laide et néfaste (adjectifs qui conviennent également et simplement à Thatcher). Un monument à explorer pour mieux comprendre les méfaits du libéralisme économique appliqué à l’urbanisme et au paysagisme, ses conséquences sur les populations, favorables aux riches, funestes pour les pauvres bougres forcés d’emprunter cette couronne d’asphalte aliénante. Comme guide, tu peux prendre London Orbital, mais sans trop suivre les conseils de Sinclair, rappelle-toi sa remarque sur les itinéraires conseillés…
Londres, au travers de cette chronique, peut avoir l’air bien triste. Le portrait de la périphérie, visiblement, paraît particulièrement sombre. Ce n’est vrai qu’en partie. La beauté de certains coins explorés par Sinclair et ses amis est souvent relevée. Il n’y a pas, aux abords de la M25, à visiter seulement des lotissements pavillonnaires construits sur les ruines d’hôpitaux psychiatriques, des zones militaires toxiques réhabilitées en parcs paysagers ou des complexes industriels polluants. Il s'y trouve aussi des monuments historiques, des traces d’un passé architectural glorieux et qu’entourent parfois des mystères que Sinclair s’amuse à décrypter avec l’aide d’œuvre de fictions. D’où les références nombreuses à des auteurs des littératures de l’Imaginaire cités plus tôt. Ces derniers ont parlé dans leurs livres, bandes dessinées ou via d’autres medias, souvent de manière détournée, voire en apparence sans l’évoquer, la capitale anglaise. La Londres réelle – celle qu’on peut arpenter, hétéroclite, hétérogène, cosmopolite – et d’aujourd’hui – ou d’un demain plus proche qu’on ne le croit –, étonnante comme un récit de science-fiction, obscure comme un texte fantastique, inquiétante comme un roman d’épouvante. Un lecteur comme toi, avec un bagage littéraire SFFF assez riche, s’avéra forcément sensible aux bizarreries que relève Sinclair, qu’il va chercher après des repérages dans des oeuvres de fictions. London Orbital possède aussi cette qualité d’appeler à d’autres lectures. Pourquoi ne pas continuer l’exploration de la capitale anglaise en restant dans son canapé, à l’abri de la pluie, du vent, sans se mettre les pieds en sang ? Avec Crash ! de Ballard, From Hell de Moore et Campbell, La Guerre des mondes de Wells, Mother London de Moorcock, pour signaler les plus évidentes. Lumineux autant que sombre, en fonction des étapes de ce périple autoroutier, London Orbital transporte immanquablement le lecteur. Il peut se montrer réticent au début, la longueur du bouquin peut le décourager, certaines parties s'avèrent effectivement moins passionnantes que d’autres. Toutefois, on ne sort pas indifférent à Londres, à sa psychogéographie en refermant le roman de Iain Sinclair.
1 De Lazare Bruyant -
Excellent papier sur un excellent bouquin qui n'en a pas eu assez.
J'aurais une proposition à vous faire. Serait-il possible d'en parler par mail ?
LB