Sick City - Tony O'Neill

Avec sa quatrième de couverture qui évoque les « turpitudes hollywoodiennes » et des junkies et compare Los Angeles à un « enfer fétide », Sick City, de Tony O’Neill, paru en 2011 aux éditions 13e Note, ne pouvait qu’attirer ton attention perverse. Après Régime sec de Dan Fante et Perv, une histoire d'amour de Jerry Stahl (également disponibles chez cet éditeur) dont tu as parlé dernièrement, tu vas encore bassiner tes lecteurs avec de la littérature noire américaine. Mais cette fois, elle est signée par un petit « jeune » né en 1978, qui est visiblement passé par les mêmes enfers que les deux illustres écrivains cités précédemment. Il a puisé dans son expérience d’héroïnomane de quoi livrer un roman qui tient toutes ses promesses.

À un moment, vers la fin du livre, Randal, un des personnages principaux que tu présenteras après, propose à Spider, un autre junky, qu’il écrive son autobiographie, à destination des gens de leur génération. Ce dernier lui répond que « les histoires comme la [s]ienne les intéressent pas […] Ils veulent des merdes qui vont les attendrir et les rassurer. Des merdes qui les obligeront pas à réfléchir. Ils voudraient que j’écrive que j’ai trouvé Dieu, l’amour, le golf ou une connerie quelconque genre scientologie ». Tu ne te reconnais pas, toi, comme un des lecteurs décrits par Spider. Ceux qui lisent régulièrement ce blog l’ont sans doute compris. Les histoires noires, dures, qui ne te ménagent pas, qui ne se finissent pas bien, ne t’effrayent pas. Elles peuvent, certes, te choquer, te secouer. Toutefois, tu espères ne jamais reprocher à un livre de dépeindre le monde tel qu’il est. Or, Sick City dévoile un univers vraiment merdique. Ou plutôt, une Los Angeles bien pourrie, en plongeant le lecteur dans la fange de la Cité des Anges, donnant plutôt à la ville des airs d’enfer que de paradis. Les personnages du roman appartiennent tous, sans exception, à la lie de l’humanité, si on te permet cette expression : junkies, dealers de drogues, médecins escrocs, strip-teaseuses névrosées, policiers véreux, stars du showbiz, producteurs à Hollywood, voire pour certains une appartenance à plusieurs de ces catégories socio-professionnelles. Ainsi, Tony O’Neill te fait faire connaissance avec Jeffrey, jeune toxicomane homosexuel, qui découvre un matin à son réveil que Bill, le richissime ancien flic qui l’entretient, est mort dans son sommeil. Il va quitter la villa de son amant avec une réserve de narcotiques de première qualité, une bonne poignée de dollars, un film amateur mettant en scène des vedettes d’Hollywood des années 60 dans une situation compromettante et la solide intention de se sevrer de l’OxyContin qu’il consomme avec régularité. Jeffrey se rend alors chez Tyler, dealer de son état, et accessoirement gay. Le junky lui laissera ses affaires pendant son séjour dans la clinique du Docteur Mike, célèbre médecin spécialiste des addictions et de leur traitement et présentateur de sa propre émission de téléréalité. Dans Detoxing America, il aide en effet d’anciennes stars à décrocher de leurs dépendances aux stupéfiants, ceci devant l'Amérique entière. À Clean and Serene (le fameux centre de désintoxication), Jeffrey rencontrera Randal, fils à papa qui fréquente régulièrement les instituts spécialisés, mais qui se trouve bien dépourvu lorsque son père chéri, qui a monté une des plus grosses boîtes de production d’Hollywood et en possède plusieurs autres, meurt, abandonnant les rênes de l’empire Earnest aux mains de son fils aîné, Harvey. Ce dernier force Randal à suivre une nouvelle cure et le menace de lui couper les vivres à la prochaine rechute. La rencontre avec Jeffrey, qui cherche quelqu’un pouvant l’aider à vendre le film de Bill, tombe donc à point nommé : Randal, grâce à ses relations à Hollywood, va porter assistance au futur ancien junky. Les deux hommes partageront les fruits de la vente fifty-fifty. Mais l’opération ne se déroulera pas sans anicroche : le démon de la drogue s'avère puissant et les deux gars risquent fort de succomber à nouveau à ses tentations. Sans compter toutes ces créatures qui rôdent dans ce milieu interlope des narcotiques, comme Pat le dealer/voleur/tueur ultra-violent, qui a décidé de s’enrichir en braquant Tyler...

Tony O’Neill, lors de sa première carrière comme musicien, a testé, comme il se doit, l’héroïne. Évidemment, il est devenu dépendant. Il exploite donc dans Sick City le fruit d'une certaine expérience des stupéfiants et de leur univers. Tu n’as pas eu de peine à être convaincu par les personnages de toxicomanes présentés dans le roman. Son témoignage fictionnel colle parfaitement avec ceux fournis par Jerry Stahl et le monde des héroïnomanes, cocaïnomanes et autres accros à la meth est décrit avec une justesse qui semble authentique. Même si cette véracité fait froid dans le dos, tu en es venu, assez facilement, à t’attacher à Randal et Jeffrey. Ces deux toxicos tentent d’échapper à la drogue (ou on les force à tenter d’y échapper), mais ils n’y réussissent pas vraiment, en faisant preuve d'un pathétisme presque attendrissant. Puis ils s’empêtrent dans la vente d’un film plus dangereuse qu’il n’y paraît, non sans démontrer une ténacité admirable que les occasions de s'offrir des petits trips viennent effriter régulièrement.
Tu ne vas pas révéler le contenu de la fameuse vidéo. Toutefois, c'est un des éléments qui permettent à l’auteur de Sick City de présenter la face sombre d’Hollywood, quand elle troque les strasses et des paillettes pour les sachets de poudre blanche. Randal, en intermédiaire issu du milieu de la production filmographique, fournit également à Tony O’Neill les moyens d’appuyer cette vision affligeante de l’industrie cinématographique à Los Angeles : celle où les cures de sevrage des stars (évidemment vouées à l’échec) deviennent des shows télévisés orchestrés par un médecin qui ne rechigne pas devant une petite ligne de coke ; celle où sont organisées des orgies de sexe, de drogues et de violences qui peuvent facilement se terminer mal pour les prostitué(e)s de tous âges (même mineur(e)s), dont on se débarrassera des corps avec discrétion quand leur date de péremption, plus proche qu'ils ne le pensent, sera dépassée.
En fait, il n’y a ici rien de nouveau sous le soleil de Californie. Tony O’Neill n’est pas le premier à révéler une certaine réalité de ces milieux « artistiques » où règne la superficialité et les dollars brassés par millions, drainant une population qui ne recule devant aucune extravagance, aucune perversion, mais surtout aucun scrupule. Toutefois, Sick City remplit parfaitement son office. Le roman est prenant. Si au début, tu ne voyais pas très bien le lien entre tous les personnages, les éléments finissent soigneusement par s’emboîter. De plus, alors que dès les premières pages, tu es mis dans l’ambiance délétère de la Los Angeles dépeinte tout au long du livre, Tony O’Neill réussit à maintenir un rythme et une percussion constante, voire même, pour tout dire, s’intensifiant, du début à la fin de son ouvrage. Tu as été convaincu par ce troisième roman de l’auteur. Les deux précédents, Du bleu sur les veines (2006) et Dernière descente à Murder Mile (2008), son dernier, Black néon (2012), ainsi que le recueil de nouvelles Notre Dame du vide (2009) sont disponibles chez 13e Note. Tu iras sûrement y jeter un œil.

Sick City (Sick City), Tony O'Neill (2010), traduit de l'anglais par Daniel Lemoine, 13e Note, juillet 2011, 434 pages, 19€

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