En effet, tu as déjà montré dans ce blog la qualité des ouvrages de l’éditeur du quatrième arrondissement parisien. Le lecteur qui l’aura manqué peut se reporter à l’article sur Please Kill Me de Legs McNeil et Gillian McCain et England’s Dreaming de Jon Savage. Tu as aussi lu Hellfire de Nick Tosches, biographie passionnante de Jerry Lee Lewis. Ces ouvrages s'avèrent des mines d’informations sur une époque, sa société, les événements qui l’ont marqué, démontrant comment la musique répond aux changements de notre monde, les porte, les met en relief. Tu étais donc sûr que Der Klang der familie satisfairait ton attente d’une plus grande compréhension du phénomène techno. Tu pensais découvrir sa genèse et ses transformations au fil des ans jusqu’à devenir la soupe musicale avec des figures de proue, représentatives imaginais-tu, comme David Guetta ou les Daft Punk. En réalité, tu t’es lancé dans la lecture du présent essai avec une large ouverture d’esprit dont la principale manifestation était d’accepter une réponse négative à ta question « faut-il prendre de l’ecstasy pour apprécier la techno ? ». Peine perdue. Spezial (physionomiste dans plusieurs clubs à l’époque dont s’intéresse le livre) déclare « Pour moi, la drogue et la techno allaient ensemble. Comme les petits pains et la confiture. Beaucoup voyaient les choses différemment, mais pour moi ça a été comme ça dès le départ ». Mais Annie Lloyd (raveuse et employée à l’E-Werk, célèbre club des années 90), elle, affirme que « c’est des conneries de dire qu’il faudrait toujours être sous ecsta. Une fois qu’on t’a montré le chemin, tu peux le retrouver tout seul ». Bref, tu retiens qu’il faut quand même en prendre un peu… Inga Humpe (musicienne et chanteuse de 2raumwohnung) a peut-être simplement raison quand elle explique « qu’il faut une sorte d’éducation pour apprécier. Prenez une image de Yves Klein avec uniquement du bleu. Sept personnes sur dix vont dire : « Quoi, c’est juste du bleu ? Mais je suis tout à fait capable de le faire ». C’était souvent la même chose avec la techno, c’était censé être toujours pareil selon les gens qui n’avaient aucun accès à tout ça ». Tu expérimentais cette ignorance, comblée en partie depuis par Der Klang der familie.
Au-delà de l’intérêt évident de l’ouvrage de Felix Denk et Sven Von Thülen, sa lecture se révèle un vrai plaisir grâce à l’utilisation par les deux auteurs du maintenant célèbre procédé des interviews croisées, déjà employé par Legs McNeil dans Please Kill Me et The Other Hollywood. Cette construction s'avère particulièrement efficace. En retranscrivant les paroles des témoins de l’époque plutôt qu’en expliquant les faits ou en rapportant indirectement leurs propos, les auteurs s’assurent une grande crédibilité. De plus, ils fournissent à leur texte un rythme qui maintient l’attention du lecteur et rend plus abordable le sujet. Par ailleurs, Denk étant journaliste, et Von Thülen un DJ apparemment renommé, ils ont pu mener des entretiens pertinents auprès de ceux qui furent à l’origine de l’apparition de la techno avant et après la Chute du Mur de Berlin. S'expriment ainsi ceux qui ont participé ou qui ont assisté à son évolution au cours des deux décennies qui l’ont vu devenir un genre musical d’importance. De plus, le texte est accompagné de nombreuses photographies (parfois, le terme vignette serait plus adapté tant leur taille est réduite) qui améliorent le confort de lecture et fournissent aux lecteurs des images à ajouter à leurs nouvelles connaissances.
Ces derniers, surtout s’ils n'y connaissent rien en matière de musique électronique, apprendront en effet énormément de choses. Le foisonnement créatif de la fin des années 80 et des années 90 à Berlin est largement décrit dans le livre. Cette créativité a su profiter, suite à la Chute du Mur et à la Réunification, d’un terrain propice, tant géographique que sociétal. Les amateurs de techno ont ainsi pu exploiter les nombreux bâtiments abandonnés à l’Est pour y organiser des raves. Les plus ambitieux ou fanatiques créèrent même des clubs dans un vieux bunker (le Bunker), une usine désaffectée (le Planet) ou une salle des coffres laissée à l'abandon (le Trésor) afin de supporter la scène électronique novatrice, dans la lignée de boîtes de nuit plus anciennes (le Quartier Latin, le Fischlabor, le Walfisch, l’UFO, et cætera). Par ailleurs, les Allemands de l’Est et de l’Ouest furent, malgré leurs divergences, fraternellement rapprochés par « le son de la famille » (traduction littérale du titre du livre de Denk et Von Thülen faisant référence à un tube des DJ 3 Phase et Dr. Motte), qui occultait (ou occulte peut-être toujours) les personnalités, développée et appréciée par la famille des amoureux de la musique et de la fête. A partir de 1989, les Love Parades participèrent à populariser ce genre musical en le montrant un peu plus au grand public. Wessies comme Ossies pouvaient, par la-même, encore renforcer la cohésion de leur mouvement. Andreas Rossmann (créateur des clubs Planet et E-Werk), exprime ainsi le ressenti des participants au défilé : « Nous avions le sentiment que nous changions le monde, que la techno changeait le monde. On observait à quel point elle pouvait dégeler les gens normaux et changer les mentalités. Les manières changeaient aussi. Ne plus faire de façons s’imposait comme une évidence. Chacun était pris comme il était. Même si le mot est un peu gros, la sensation d’appartenance familiale s’était imposée à nous ». Inga Humpe, abonde dans ce sens, affirmant que « L’ambiance dans la ville était très spéciale. D’un seul coup à Berlin, une grande masse de gens pouvait se retrouver sans qu’on n’ait à penser à Hitler, mais, au contraire, à l’amour ».
En effet, la techno n’a jamais prétendu porter de message politique, cherchant seulement à produire un sentiment de liberté, de joie, d’amour. Toutefois, derrière cette idée d'émancipation et de fraternité, on peut penser que la musique électronique a servi de support à un discours libertaire, à une résistance contre le capitalisme débordant sur l’ancien bloc soviétique. Cette vision des choses pointe dans des affirmations comme celle de Robert Hood (DJ originaire de Detroit) : « L’idée de la techno était : l’artiste a le pouvoir. On pouvait inventer des mondes entiers. On pouvait devenir qui l’on était, pas un esclave de l’industrie et des propositions des directeurs artistiques ». Toutefois, tout discours politique ne pouvait qu’être diffus. En effet, à ses débuts, le mouvement techno refusait l’idée de stars, comme Czyk (aka Alexander Branczyk, directeur artistique de l’ancienne revue Frontpage) et Mark Ernestus (gérant du magasin de disques HardWax) le résument : « La techno a dit dès le départ : nous n’aurons pas de stars. C’est pourquoi la lumière était sur le dancefloor, pas sur le DJ qui restait dans le noir. Le fait que le public soit la star était une partie très importante du concept. Plus tard c’est aussi devenu pertinent sur le plan sociétal. Aucun culte de la star, pas d’Adolf Hitler, et même tout l’inverse. Nous sommes un peuple. L’idée de communauté était décisive » ; « Un reproche courant tenait aussi au fait que la techno n’aurait plus de message politique. À ce sujet, je me suis toujours demandé qui a bien pu définir ça comme un critère général de validité de la musique. Bien sûr qu’on s’y était habitué pendant les années 60 et 70, mais en faire une revendication de la musique électronique de club était absolument à côté de la plaque. C’était libérateur d’avoir de la musique qui laisse de côté cet aspect cognitif et se concentre totalement sur les fonctionnalités rythmiques et émotionnelles, et se réalise à partir de là. Pas mal de force sortait de tout ça ».
Toutefois, petit à petit, le phénomène des DJ stars se met en place, en parallèle de la popularisation du genre. Pour beaucoup, comme Disko (ancien DJ, journaliste chez Frontpage et porte-parole de la Love Parade de 1999) là commence la fin : « Une sous-culture qui devient une culture est foutue ». Der Klang der familie se termine sur cette thématique. Il présente chronologiquement et avec passion l’évolution de la musique électronique, depuis ses débuts dans les années 70 et 80 avec des groupes précurseurs comme les Einstürzende Neubauten ou les Kraftwerk, jusqu’au milieu des années 90 qui ont sans doute vu un déclin. En tout cas te semble-t-il. Le compositeur Harald Blüchel (alias Cosmic Baby) exprime cette même impression mieux que tu ne le pourrais. Tu concluras cet article sur ce passionnant essai en le citant : « La techno représentait l’espérance, elle donnait la force pour s’identifier à un monde qui avait changé. […] L’utopie sociale du socialisme a été moquée et éliminée d’en haut. On a dérégulé, privatisé, capitalisé, restructuré et licencié. On pourrait avec le recul parvenir à la conclusion que nous avons apporté avec la techno notre propre réponse à cette implantation du néolibéralisme. Avec un son prodigieux qui sonne différemment de ce jeu de coloriage conformiste qu’il y avait auparavant. Et pourtant, le conformisme était plus pérenne, il a en définitive eu la force d’annexer la techno ».