« J'étais assis dans le salon avec une grande serviette blanche de l'hôtel autour de la taille, je regardais I Love Lucy sur la télé couleur quand le téléphone a sonné. C'était Karl, notre producteur, et comme d'habitude, il paniquait même s'il n'aime pas que les gens sachent qu'il panique. On a échangé des banalités pendant un moment puis il a dit : « Jim n'est pas là.
— Il va arriver.
— Là, c'est différent », a-t-il rétorqué, une allusion au fait que Jim n'était jamais à l'heure. »
David Ogilvie et Jim Larson forment un couple comique qui connaît un succès phénoménal à Hollywood et sur scène. Chaque année, ils tournent un long métrage, puis se produisent dans un club de Las Vegas, s'assurant de confortables revenus qui leur permettent de passer l'hiver bien au chaud et sans craindre, normalement, de soucis financiers. Mais alors que le tournage de leur prochain film doit démarrer, Jim est victime d'une crise existentielle qui pourrait tout remettre en cause…
Tu arrêtes là ton résumé de l'intrigue du roman. Celle-ci s'avère de toute manière assez peu complexe et il serait compliqué d'en révéler plus sans spoiler.
Tu imagines sans peine que l'affirmation précédente puisse être perçue comme une critique. Pas du tout, comme tu vas l'expliquer ci-dessous.
Deux comédiens se déroule vers la fin dans les années 60 ou le début des années 70. Bien que cela ne soit jamais explicitement indiqué, certains détails permettent de le déduire. Toutefois, le narrateur, David, s'attarde régulièrement sur le passé, notamment la genèse du couple Ogilvie/Larson. En conséquence, plusieurs passages du livre se passent dans les années 40 à 60, comme dans la plupart des romans de Don Carpenter. Ceci donne à ce roman-ci, moins sombre que Sale temps pour les braves ou La Promo 49, un air de famille avec ces derniers. David et Jim pourraient tout à fait être deux personnages de The Class of '49, auxquels le futur aurait finalement souri (même si les deux hommes possèdent des parts d'ombres comme tu le montreras par la suite). Carpenter offre donc ici de nouveau un portait de l'Amérique de ces décennies à la fois d'abondance et tumultueuses. Ces flashbacks ont pour effet d'épaissir habilement, mais de manière intéressante le récit. Voilà une première raison pour laquelle Deux comédiens ne se révèle pas un roman mince et trop court comme ton affirmation du paragraphe précédent pouvait le faire croire.
En outre, David, narrateur passionnant, raconte le quotidien des stars d'Hollywood. Comme tu le savais déjà, les vedettes du show-business ne sont pas tout à fait des êtres humains comme les autres. Ils mènent des vies qui les déconnectent quelque peu des réalités de l'existence. Ainsi, lorsque David se trouve à Los Angeles, ses journées se partagent entre séances de tournage largement entrecoupées de pauses longues et ennuyeuses, déjeuner et dîner dans des restaurants branchés, soirées dans des villas dressées sur les collines surplombant la Cité des Anges. Ces réceptions, évidemment, sont fréquentées par des personnalités hors-normes, voire même détraquées, abondamment arrosées de liqueurs hors de prix, ainsi que de drogues aussi diverses que variées. Tu défies donc quiconque de s'ennuyer en lisant les anecdotes d'Ogilvie, tantôt faisant jouer le suspense, tantôt teintées de tendresse, d'autres fois de pathétisme. D'autant plus qu'elles possèdent le goût de la sincérité. Tu ne serais pas étonné qu'elles soient inspirées, voire des retranscriptions exactes, d'histoires vraies. Don Carpenter a en effet gagné sa vie, de la fin des années 60 au début des années 80, en tant que scénariste à Hollywood. Tu gages qu'il vécut, fut le témoin ou entendit parler de nombre des situations comparables à celles dont David, Jim et leurs amis, collègues et producteurs sont les acteurs dans Deux comédiens.
Cela dit, le roman de Don Carpenter se dévore littéralement aussi parce qu'on ne sait pas vraiment, jusqu'à sa conclusion, où il veut en venir. On s'interroge sur la manière avec laquelle il va conclure ce livre dont l'intrigue ne semble reposer sur rien de très solide. Voilà tout le talent d'un grand écrivain : il réussit, avec assez peu de matière en apparence, à signer une histoire palpitante. En réalité, Carpenter a sélectionné les éléments juste suffisants, sans en ajouter de superflus. Une efficacité qui nécessite une parfaite maîtrise de la narration, dont ferait bien de prendre exemple nombre d'auteurs d'aujourd'hui.
Tu l'as déjà dit, Don Carpenter a travaillé à (ou à tout le moins, pour) Hollywood. En lisant Deux comédiens, il t'a semblé que l'expérience fut quelque peu amère pour l'écrivain. Ce dernier porte en effet sur le milieu cinématographique californien un regard critique assez acerbe. Voilà le deuxième aspect de A Couple of Comedians, au-delà du récit d'un épisode haletant de la carrière de deux acteurs, qui sans celui-ci serait sans doute seulement un simple, mais efficace, roman de divertissement. En réalité, il démontre une réelle intelligence, il amène à s'interroger sur une partie, certes assez peu représentative, mais influente, de la société américaine. Don Carpenter, qui s'exprime au travers de David Ogilvie, n'attaque jamais directement les personnages, les événements qu'il dépeint. David, toutefois, apparaît comme un homme plutôt lucide, plus pragmatique que fantasque et au jugement, sur certains points, objectif. Il décrit donc les individus qu'il rencontre, et les scènes qui se déroulent sous ses yeux, dans lesquelles il joue à l'occasion un rôle, avec une perspicacité teintée du cynisme appartenant à Don Carpenter.
Cette critique sous-jacente au récit porte d'abord sur les personnages, les secondaires comme les principaux. Leur mode de vie, leurs frasques démontrent ce que tu évoquais précédemment : une perte, pour ces gens couverts de gloire et de dollars, de beaucoup de repères moraux et de bon sens. David et Jim s'enchaînent les rails de coke comme un redneck du Texas les canettes de Budweiser ; à un moment du récit, Ogilvie commet un acte de viol sur une jeune actrice (quiconque lira le livre et interprétera le passage différemment devrait sérieusement se poser des questions) ; les deux héros sont confrontés à deux reprises à des décès qu'ils dissimulent plus ou moins aux autorités compétentes, à ton avis plus pour ne pas avoir d'ennuis (il n'y a pourtant pas crimes) qu'en raison des considérations sentimentales qu'ils peuvent alors avancer. Ils ne correspondent donc pas à l'image de gendres idéaux que véhicule le grand écran. Ils se révèlent des hommes au même niveau que les autres, ni meilleurs, ni moins bons. L'authenticité de ses personnages joue beaucoup dans la qualité du roman, sa crédibilité.
Don Carpenter s'attaque également, et toujours de biais, au cynisme (encore du cynisme) avec lequel les acteurs d'Hollywood conçoivent leur métier. Les producteurs, évidemment, qui ne financent que des projets dont le succès est garanti sont en première ligne : « Ce ne sont pas de nouvelles histoires qu'il faut donner au public, mais une nouvelle matière. Je ne fais pas confiance aux nouvelles histoires, le public ne sait pas s'en dépatouiller, tandis qu'une bonne vieille histoire qui fascine les gens depuis deux mille ans, ça peut toujours être retravaillé et rendre heureux de l'entendre une fois de plus ». Cette description d'un film qui fait recettes semble malheureusement toujours convenir aux producteurs trente-cinq ans après la parution de Deux comédiens. Il n'y a qu'à voir la médiocrité et le manque d'originalité des longs métrages qui sont projetés dans les cinémas pour en être assuré. Néanmoins, Carpenter s'attaque à d'autres proies que les financiers. Les deux personnages principaux, qui forment un couple qui fonctionne sur un principe assez simple qu'ils ne cherchent pas à faire évoluer (surtout pas !), ne passent pas au travers de ces dénigrements sporadiques sur la réutilisation des idées jusqu'à lassitude du public : « C'était la base même de notre duo, moi lent, lui rapide, moi qui n'ait pas la lumière dans toutes les pièces, lui qui ne manque jamais de répartie, qui a toujours une chanson à chanter, des pas de danse à exécuter, mais qui jamais ne se moque de moi, ne chante ni ne blague à mes dépens, mon bon camarade indéfectible, enthousiaste et obligeant qui aimerait me voir sortir de mon mutisme, lui l'homme au franc-parler et moi celui qui, à la toute dernière minute, trouve le mot, la phrase ou le grognement qui fait s'écrouler la salle de rire ».