Red le démon est le deuxième roman sorrentinien à avoir paru en France. Après la diffusion en 1991 de Le Ciel change, aux Belles Lettres (traduit par Philippe Mikriammos), les éditions Christian Bourgois achetèrent les droits de Red the Fiend et engagèrent Bernard Hoepffner pour retranscrire la prose si particulière de l'auteur de Brooklyn. À vrai dire, tu ne sais pas vraiment comment les choses se sont déroulées, mais tu ne serais pas étonné d'apprendre que le traducteur désormais officiel et incontournable de Sorrentino fut à l'origine du projet… Bref, le livre rejoignit les étalages des librairies de France et de Navarre en 1996. Quatorze ans plus tard, dans sa folle entreprise de publication de l'Œuvre de Sorrentino, les éditions Cent Pages accaparèrent les droits de Red le démon. Elles le publièrent dans une version de toute beauté, à la maquette rendant parfaitement hommage à son texte insolite.
Ce bref historique montre qu'il aura fallu une trentaine d'années pour que les Français non anglophones découvrent un auteur incroyable qui commença sa carrière à la fin des années 60 (avec The Sky Changes, 1966). Mais une attente de dix ans s'avéra encore nécessaire avant qu'un éditeur hexagonal s'intéresse sérieusement à cet écrivain postmoderne incontournable. Tu espères que les éditions Cent Pages (ou Actes Sud) poursuivront la traduction et la publication des livres de Sorrentino.
Les lecteurs francophones disposent toutefois de quelques belles œuvres, en particulier ce Red le démon, dont le titre fait référence au personnage éponyme. Red Mulvaney apparaissait déjà dans Steelwork. Ce dernier roman a paru en version originale en 1970, vingt-cinq ans plus tôt. L'auteur réutilise donc, en lui donnant plus de profondeur et surtout en le plaçant comme sujet principal du récit, ce garçon qui ne donnait pas bonne impression. Par la même, d'autres protagonistes, qui lui sont étroitement liés, notamment sa Mémé, interviennent à nouveau, dévoilant sous un angle différent la noirceur du Brooklyn des années 30 et 40.
Alors que dans son roman de 70, Gilbert Sorrentino modifiait, d'une section à une autre, l'année et les personnages, il a choisi, pour Red le démon, une construction plus classique. Red n'apparaît plus seulement « au hasard » des chapitres, mais comme le « héros » sur lequel se focalise l'attention de l'auteur, et donc du lecteur. Le déroulement chronologique du récit permet d'assister à l'évolution du garçon et la progression de ses relations avec Mémé.
Red est en effet élevé dans un environnement difficile. Lui et sa mère, divorcée d'un alcoolique notoire, vivent chez les parents de cette dernière. Pépé est un homme effacé (on pourrait dire carrément lâche), tandis que Mémé est une vieille femme acariâtre et autoritaire, à la méchanceté vrillée au corps. Dans un passage marquant de Steelwork, elle se voyait affublée du titre de « sale vieille conne ». En toute cohérence avec ce précédent roman, celui-ci décrit plus avant la position de victime de Red. Il subit en effet des violences, physiques comme psychologiques, de la part de sa grand-mère au caractère vicieux. Elle l'a choisi comme souffre-douleur. Dans ce contexte, Red, garçon d'abord peureux, devient de plus en plus perturbé, voire déglingué. Alors qu'il entre dans l’adolescence, il ressent des poussées de désir charnel. Les choses empirent et les troubles psychiques de cet enfant peu intelligent s’aggravent. Sa cruauté, son sadisme, se doublent alors peu à peu de déviances sexuelles, notamment un masochisme dissimulé de moins en moins facilement. D'une certaine manière, Mémé, en battant, en harcelant le jeune garçon, lui imprime son empreinte malfaisante : « Ces événements permettent à Red de commencer à prendre conscience que les choses et les idées aimées et désirées par les gens peuvent être exploitées, souillées et détruites. […] Il comprend qu’il a assimilé une partie de la sagesse de Mémé. Cette sagesse luit doucement et réchauffe le centre même de sa haine froide ».
Red le démon s'avère typique des romans sur Brooklyn de Sorrentino. Entre autres, il ne se révèle pas vraiment drôle, à moins d'avoir un sens de l'humour très noir. Il aborde surtout des thématiques qui sont chères à son auteur, qui apparaît constant dans l'intégralité de son Œuvre (en tout cas ce que tu en connais).
En premier lieu, Brooklyn, donc.
Tu ne vas pas beaucoup t'attarder sur ce sujet. Il s'agit de l'arrondissement de New York où Sorrentino est né en 1929 et où il a grandi, dans les années 30 et 40. Red le démon s'avère semble-t-il un témoignage de première main, par un homme qui y résida à l'époque où se déroule son action. Les personnages, les lieux sont, pour sûr, authentiques. Et cela fait peine à lire. Les habitants de Brooklyn que l'auteur met en scène possèdent pour la plupart des origines prolétariennes, parfois étrangères. Ils vivent pauvrement ; ils manquent d'éducation ; souvent, ils se révèlent tout simplement idiots. Ils colportent volontiers des bêtises dans des conversations qui ne dissimulent en rien le racisme, l'antisémitisme et l'homophobie qui règnent dans cette communauté urbaine. Tu prendras en exemple le passage suivant, retranscrivant les paroles d'une amie de la mère de Red au sujet des plages de Coney Island, fréquentées par des juifs : « il y a des choses dans cette eau dont une dame ne voudrait même pas prononcer le nom mais tout ça grouille de germes et de maladie la peau pourrirait sur les os en une semaine et on pourrait dire adieu à un bon mariage catholique avec une bonne fille catholique les gencives et la langue peuvent gonfler comme des ballons d’un jour à l’autre et par le Sang Sacré de Jésus la langue peut devenir aussi grosse qu’un chou avec l’angine de Vincent et la pyophtagie ou je ne sais plus quoi pyo quelque chose comme ils l’appellent et Dieu sait quels autres terribles germes de tétnos qui se multiplient et sautillent jusque dans la salive de la bouche de ceux qui sont là ».
En second lieu, la sexualité.
Les romans de Sorrentino se déroulent dans les années 30 à 50, une époque où le terme « liberté » en matières sexuelles était volontiers interprété en « dépravation ». Les personnages des textes sorrentiniens ne sont pas des êtres tout à fait équilibrés, surtout en ce qui concerne le sexe. Ils combattent leurs pulsions, les refoulent autant que possible pour ne pas heurter les conventions puritaines de la société américaine de la première moitié du XXe siècle. Les lecteurs de ton blog pourront relire les chroniques d'Aberration de lumière et de Salmigondis, et à la rigueur lire les recueils de nouvelles La Lune dans son envol et Petit Casino pour se convaincre de l'obsession de l'auteur de Brooklyn pour la question. Dans Red le démon, ainsi que tu l'as indiqué précédemment, la figure principale est un garçon atteignant l'adolescence. Ses hormones s'expriment et les jeunes filles de son quartier, tout autant que ses professeures, l'attirent. Ce bourgeonnement, tout à fait naturel pour un enfant de son âge, ne se déroule pas forcément du mieux, étant donné l'environnement dans lequel Red évolue. Mémé punit en effet sévèrement (enfin, que ne punit-elle pas, et sévèrement ?) toute manifestation des désirs de son « morphodite dégénéré » de petit-fils. Mais celui-ci ne peut refréner son envie d'explorer les « bonbonnières » des filles, quels que soient les risques, quelles que soient les conséquences. Et il se révèle trop idiot, et ses petites camarades de même, pour s'ébattre, avec un volontarisme pas nécessairement pleinement réciproque, en totale discrétion. Il ne peut pas non plus s'empêcher, petit à petit, d'éprouver un certain plaisir masochiste aux maltraitances que lui fait subir sa grand-mère en toutes occasions. Comme si tout naturellement son esprit avait cherché à tirer satisfaction d'épreuves qu'il ne peut anticiper, ni auxquelles s'extraire. « Red a une terrible et douloureuse érection qui semble vouloir échapper à son corps et qui se durcit, qui lui donne l'impression qu'elle va éclater tandis que Mémé le fouette furieusement, un coup de ceinture atterrissant parfois en plein sur son pénis tendu, coupant le souffle de Red qui s'évanouit presque. Les yeux de Red ballottent violemment dans sa tête, il est perdu, aveugle, se noie dans une mer noire de feu tandis que son pelvis se met à tressauter spasmodiquement et que ses genoux s'affaissent dans l'orgasme ».
Si Sorrentino est un auteur qui, comme d'autres, aborde souvent les mêmes thèmes, il est également préoccupé par la forme de ses récits, qui s'avèrent très rarement conventionnels.
Red le démon n'échappe pas à ces règles (ou plutôt à leur absence). On trouve dans ce roman un nombre important d'expérimentations narratives, postmodernes, voire oulipiennes. Sorrentino s'amuse en écrivant, il s'impose très clairement des contraintes, énumère longuement, construit des listes de plusieurs pages, adverbialise à outrance (ton « volontarisme pas nécessairement pleinement réciproque » de tout à l'heure, un peu lourd, n'est pas sans un air sorrentinien). Mais jamais il ne se départit d'un humour manifeste et d'une maîtrise certaine. À titre d'exemple, voici un extrait d'un long passage énumératif à la construction en miroir : « Tout ce qui met en péril la sérénité précaire de Mémé finit toujours par être de la faute de Red, cette godiche, ce mécréant, cet ingrat : lui qui est pourri jusqu’au trognon. Quand l’œuf à la coque que Mémé s’est préparé est trop mou ou gluant, elle frappe Red avec tant de force qu’il en chie dans sa culotte. Quand le corset de Mémé l’empêche de bien respirer, elle calotte Red sur la nuque avec tant de violence qu’il pisse dans sa culotte. […] Quand Mémé remarque amèrement que sa nudité n’intéresse plus Pépé, elle défonce les côtes de Red jusqu’à ce qu’il implore sa pitié. […] Si le gigot d’agneau rôti par Mémé est trop sec, elle cogne le visage de Red jusqu’à ce qu’il hurle. […] Si le gigot d’agneau rôti préparé par Mémé n’est pas assez cuit, le risque d’intoxication alimentaire lui fait si peur qu’elle assène des coups à Red avec une cuillère en bois jusqu’à ce qu’il hurle. […] Si Mémé se rend compte qu’elle est contente que sa nudité n’intéresse plus Pépé, elle allonge des coups à Red avec des ustensiles de cuisine jusqu’à ce qu’il implore sa pitié. […] Si le corset de Mémé lui donne l’impression d’être boudinée et peu désirable, elle piétine Red impitoyablement jusqu’à ce qu’il pisse dans sa culotte. Quand Mémé a cuit son œuf à la coque trop longtemps et qu’il est dur et sec, elle tabasse Red jusqu’à ce qu’il chie dans sa culotte. La crapule, le démon, le mécontent : celui qui va mal finir ».
En outre, la maquette de l'ouvrage rend grâce à cette écriture fantasque : pas de retours à la ligne, mais de longs espaces qui évitent des coupures. En effet, le texte retranscrit ainsi d'une certaine manière la pensée mal structurée des personnages ou leur logorrhée (celle de Mémé en particulier). Les numéros et toutes les indications légales présentes sur les pages paires sont imprimées à l'envers (comme dans un miroir), et les débuts de chapitres apparaissent en grande taille. Cela n'a pas vraiment d'intérêt littéraire mais montre au lecteur qui entrouvrirait le bouquin qu'il ne tient pas dans ses mains un livre comme les autres.