À l'occasion de ta visite Avenue du Général Eisenhower, tu as acquis Hokusaï, le fou de dessin, d'Henri-Alexis Baatsch. Le livre dispose d'une couverture hard cover qui se referme par un ruban, lui donnant l'air d'un coffret renfermant des reproductions précieuses des œuvres de Hokusaï. Les pages sont imprimées sur une centaine de feuillets pliés en deux et reliés par leurs extrémités, ce qui évite tout effet de transparence qui aurait pu gâcher la contemplation des superbes et abondantes illustrations accompagnant le texte de Baatsch. Ce dernier est un écrivain, traducteur et dramaturge qui a signé cet essai en 1985, au cours d'un voyage au Japon. Il a révisé son document en 2014, probablement car la rétrospective au palais de l'Exposition Universelle de 1900 offrait l'occasion de réimprimer l'ouvrage.
D'ailleurs,puisque tu parles de l'auteur de Hokusaï, le fou de dessin, tu vas en profiter pour aborder les quelques défauts que comporte le livre. Ceci te permettra de les évacuer tout de suite et te consacrer à ce qui compte : ses qualités. Si tu as quelques reproches à émettre, ils concernent en effet l'écriture, parfois lourde, d'un homme de lettres qui aime sans doute un peu se regarder écrire. Quelques tournures et constructions de phrases s'avèrent alambiquées, très peu courantes, et n'aident pas à la clarté de son exposé (les citations présentes plus loin dans cet article en donnent des exemples). À ceci s'ajoute une mise en pages qui, si elle se révèle plutôt jolie, est émaillée par d'énormes, mais heureusement rares, fautes de frappe.
Voilà sur la forme, tant du point de vue des positifs que des négatifs, les premiers prévalant grandement sur les seconds, sinon quoi tu ne parlerais pas de ce livre ici.
Hokusaï, le fou de dessin, est, tu l'as déjà dit, abondamment illustré de reproductions des œuvres de Hokusaï. On y trouve également quelques exemples des travaux d'autres artistes antérieurs ou de la même époque, quand le discours d'Henri-Alexis Baatsch nécessite une telle illustration. Mais ceci correspond encore une fois plus à une présentation de l'aspect visuel de cet ouvrage, alors qu'il n'offre, en terme d'iconographie, rien de mieux, voire moins, que d'autres recueils plus volumineux (par exemple le catalogue de l'exposition au Grand Palais, qui t'avait fait de l’œil mais auquel tu avais préféré le présent volume). L'intérêt de l'essai de Baatsch tient évidemment, et surtout, de ce que ce dernier a à nous révéler de l'Œuvre de Hokusaï. Force est de constater qu'il n'en dit pas énormément, comme il le reconnaît lui-même volontiers : « Ce qu'une biographie trop sommaire ne peut pas dire, ce qu'une iconographie nécessairement partielle ne peut que suggérer, c'est le lent cheminement, le labeur de cette recherche d'une « somme » picturale appelée à saisir la vie multiple autour de soi et en soi ». Les œuvres de l'artiste japonais furent produites au cours d'une longue carrière (HokusaÏ naît en 1760, commence à se faire remarquer en 1779 et meurt en 1849). Les spécialistes avancent le nombre de 30000 dessins réalisés par le « fou de dessin ». Un livre de 200 pages ne saurait les évoquer toutes, et Henri-Alexis Baatsch prend donc ici le parti de présenter l'artiste et son travail de manière succincte, mais tout à fait suffisante pour l'amateur qui veut s'éclairer.
Notamment, il explique très bien pourquoi Hokusaï, éminemment connu en Occident, ne le fut que grâce à l'intérêt de collectionneur étranger et en particulier d'Edmond de Goncourt à la fin du XIXe siècle. « Cette gloire un peu douteuse et ce long oubli n'étaient pas sans causes. Hokusaï était par excellence un peintre « vulgaire », et l'un des sommets de cette école vulgaire de l'ukiyo-e, au sens où l'on peut entendre la vulgarité selon la civilité japonaise, qui assimile au vulgaire l'expression, même très raffinée, d'un quotidien non sublimé. Cet art de l'ukiyo-e, ou « Images du monde fluctuant », connu en Occident essentiellement à travers l'estampe, ce monde de tous les jours saisi sur le vif, ne concernait pas en effet ceux-là qui s'estimaient la fleur de la société. Elle était déjà trop loin des belles impressions de la cérémonie et de la tradition, et des écoles de peinture qui continuaient d'illustrer celle-ci : le Yamato-e (ou style purement nippon), l'école Tosa, l'école de Kano et l'école Rimpa, issue de Ogata Kôrin ». HokusaÏ, artiste d'une forme d'art peu prestigieuse, extrêmement intéressante car nous renseignant sur le quotidien dans le Japon ancestral, n'aurait donc sans doute jamais été connu s'il n'avait pas quelque chose de plus que ses confrères. Baatsch parle de « génialité ». Une « folie » pourrait-on sans doute dire, tant Hokusaï semblait obnubilé par le dessin au point d'y exceller et, finalement, après en avoir atteint la quintessence, de ne pas hésiter à tenter de pousser les limites de son Art, avec les risques que cela comporte. « D'autres avaient tracé la voie, mais n'avaient pas osé. Ils n'avaient pas osé [sic]. Ils ne s'étaient pas aventurés à traiter du même pied le jeu des enfants et celui des dieux, l'élégance ravissante des jeunes filles de la bonne société et les privilèges plus scabreux des femmes fardées des quartiers réservés. Ils n'avaient pas mêlé les carpes et les animaux familiers avec les rêveries démiurgiques, et quelquefois démoniaques d'une humanité pleine aussi de songes terribles. Cet affadissement du goût – alors même que la technique était à son apogée – cet affadissement de pensée auquel donnent trop souvent lieu des longues paix surveillées, il allait les secouer au nom d'une génialité capable de tout intégrer, capable de lier l'observation la plus aiguë du monde à la grandiose mise en scène des fantômes ».