No Silence - Kyle Gann

Tu as plusieurs fois montré ton intérêt pour les essais sur la musique chez Allia. Preuves en sont tes articles sur Please Kill Me, England's Dreaming ou Der Klang Der Familie. Même si le thème abordé ne t'intéresse pas à première vue, tu n'hésites plus à acquérir les volumes de la collection dès leurs sorties pour compléter tes connaissances musicales. Tu essaieras également, et tant bien que mal, de rattraper ton retard de lecture des livres déjà parus. Cette fois, tu parles de No Silence, de Kyle Gann, essai relativement court sur l'emblématique morceau 4'33'' (4 minutes, 33 secondes) de John Cage. 

Le titre du livre fait référence à celui d'un ouvrage écrit par ce dernier, Silence, et à l'absence de silence, en fin de compte, dans l’œuvre culte de ce célèbre artiste du XXe siècle. Tu n'avais jamais entendu le nom de Kyle Gann avant de découvrir le présent bouquin. Ce « fanatique de [John] Cage », âgé aujourd'hui d'une soixantaine d'années, est professeur de musique et compositeur, après avoir officié comme critique spécialisé dans la « nouvelle musique » au Village Voice. Inculte dans le domaine musical (tu essaies de te rattraper), tu ne connaissais pas non plus John Cage. Tu te sens un peu comme ces adolescents qui découvrent aujourd'hui Paul McCartney via Kanye West (tu te féliciterais d'ailleurs si ce dernier s'inspirait de Cage et offrait au monde des plages de silence plutôt que ses « compositions »). Le livre de Gunn servira à tous ceux aussi ignorants que toi, ou à ceux qui veulent mieux comprendre une des œuvres majeures de la musique contemporaine. Ainsi que le précise l'auteur, son essai compulse les conclusions d'autres publications sur le sujet : « j'écris certainement à une époque [2010] d'abondance en ce qui concerne les études consacrées à Cage […] et je n'ajoute rien à cette abondance, me contentant simplement de l'organiser et de l'éclairer d'un jour nouveau en la rassemblant en un seul volume ». No Silence est donc parfaitement adapté aux non spécialistes qui veulent découvrir un artiste et une œuvre d'envergure sans y passer un temps considérable. La démarche de Gunn s'avère en effet didactique et plutôt classique (tu dirais même universitaire). Ainsi, le livre se divise en plusieurs parties, présentant d'abord le personnage atypique que fut John Cage (1912-1992), puis les personnalités qui inspirèrent son travail (Marcel Duchamp, Erik Satie, Luigi Russolo, Morton Feldman, et cætera) avant de creuser les origines de 4'33'' et de décrire le cheminement philosophique qui a produit une composition sans une seule note de musique. Enfin, No Silence se conclut en indiquant à quel point le morceau « silencieux » de John Cage a influencé le domaine musical.

L'ouvrage de Gann, de par son sujet, s'avère d'un grand intérêt. Mais il en a un double. Le livre montre en effet comment une œuvre d'avant-garde se crée. Mais pas n'importe quelle œuvre novatrice. Une œuvre à laquelle aboutit un long processus créatif et n'ayant pas pour but de choquer, même si elle possède toutes les chances de provoquer des émois. Cage avait pour grand ami Robert Rauschenberg, « un artiste […] dont les collages audacieux et les "Combine paintings", rassemblant des objets de la vie quotidienne (un peu comme la musique de Cage), ont révolutionné le monde de l'art durant le passage spectaculaire de l'expressionnisme abstrait au pop'art dans les années 1950 ». Rauschenberg a surtout signé les White Paintings, ces monochromes entièrement blancs qui seraient considérés par tout spectateur lambda sous cultivé comme « de la merde que ma fille de 5 ans serait capable de réaliser » (une phrase ou une de ses variantes qu'on finit immanquablement par entendre lors d'une conversation sur l'art moderne avec des gens qui n'ont approché celui-ci que par l'intermédiaire du cursus classique prodigué par notre indigente Éducation Nationale). Ainsi donc, 4'33'' se situe dans la même catégorie d’œuvres qui peuvent donner l'impression d'avoir été créées par moquerie ou pour provoquer ses contemporains, mais découlent d'une réflexion philosophique. Comprendre la démarche du créateur se révèle fondamental, et le processus de création s'avère aussi intéressant (voire plus) que le résultat final, car il questionne la conception de l'Art à l'époque où vivait l'artiste. No Silence décrit parfaitement comment les études de John Cage l'ont fait aboutir à l'écriture d'une pièce musicale « qui peut être interprétée par n'importe quel instrument ou n'importe quelle combinaison d'instruments, bien qu'aucun instrument ne joue effectivement ». « Elle a trois mouvements, et il n'y a de son dans aucun des mouvements. Je voulais que mon travail soit libéré de ce que j'aime et de ce que je n'aime pas parce que je pense que la musique devrait être libérée des émotions et des idées du compositeur. J'espérais permettre à d'autres personnes de sentir que les sons dans leur environnement constituent une musique qui est plus intéressante que la musique qu'ils entendraient s'ils allaient dans une salle de concert ». Elle provient d'influences diverses, parmi lesquelles les travaux d'autres artistes avant-gardistes ayant précédés ou contemporains de Cage, la philosophie zen ou une visite dans une chambre anéchoïque. De surcroît, au travers de l'exemple de 4'33'', Kyle Gann montre qu'un (vrai) artiste créant une œuvre en totale contradiction avec les principes fondamentaux normalement reconnus (une peinture qui ne représente « rien », de la musique « silencieuse ») a conscience des retombées auxquelles il se risque et ne la dévoile, en général, que parce qu'il possède la conviction de faire avancer son domaine artistique. « Je craignais, avoua [Cage] dans un entretien de 1973, qu'en composant un morceau qui ne contienne aucun son je ne donne l'impression de faire une blague, voyez-vous. En fait, j'ai travaillé plus longtemps à ma pièce 'silencieuse' qu'à aucune autre ». John Cage a passé 4 ans et demi sur la première partition de 4'33'' pour en trouver la forme adéquate qu'il présenta pour la première fois le 29 août 1952 au Maverick Concert Hall, dans l'état de New York. Depuis, la définition de la nature de la musique n'est plus la même.

No Silence, Kyle Gann (No Silence, 2010), traduit de l'anglais par Jérôme Orsoni, Allia, Dans la guerre froide – la révolte et son double – Rock, soul, reggae et autres musiques, octobre 2014, 192 pages, 15€

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