Les Aigles puent - Lutz Bassmann

Antoine Volodine, Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer : autant d'auteurs qui n'en font qu'un et qui ont livré, depuis 30 ans, plus de 40 ouvrages appartenant au genre post-exotique. Les Aigles puent de Bassmann (le nom sous lequel Antoine Volodine, pour utiliser son pseudonyme le plus fréquent, publie chez Verdier) s'avère un bouquin respectant parfaitement les canons de ce courant littéraire au cahier des charges assez strict en termes de thématiques, de décors et d'atmosphère.

Ce roman, diffusé en 2010, était à l'époque le troisième livre de Lutz Bassmann à paraître chez l'éditeur aux couvertures jaunes. Il y avait d'abord eu Avec les moines-soldats et Haïkus de prison (2008). Depuis est sorti Danse avec Nathan Golshem, que tu avais trouvé exceptionnel. Tu abordais donc la lecture des Aigles puent avec un enthousiasme non dissimulé ; sentiment qui fut largement récompensé par une qualité de l'ouvrage au rendez-vous.
L'auteur y met en scène un héros post-exotique caractéristique. Gordon Koum habite une ville d'un territoire appartenant aux lambeaux d'une nation soviétique qui a perdu une guerre décisive contre ses ennemis capitalistes. Parti en mission d'assassinat, Koum échappe au bombardement de la cité et revient sur les lieux, dévastés, liquéfiés, pour retrouver sa femme et ses trois enfants. Rapidement affaibli par les gaz et les radiations émises par les armes expérimentales testées par les agresseurs, il stoppe ses recherches au milieu des décombres et du goudron qui représente les vestiges des habitants de l'agglomération. Une poupée calcinée près de lui attire son attention. Un rouge-gorge vient se poser à courte distance, s'embourbe dans le magma noirâtre qui suinte des ruines et meurt. Gordon Koum entame alors une fausse discussion, un monologue déguisé, par ventriloquie, avec le jouet et l'oiseau décédé. Il remémore, avec force inventions, des citadins et des épisodes de leurs destins de combattants vaincus, génétiquement étiolés, de résistants reclus dans un ghetto à la merci d'un ennemi supérieur, mais conservant un farouche esprit de résistance.

Il faut sans doute appartenir au club des passionnés de post-exotisme, comme toi, pour apprécier l'atmosphère pesante qui imprègne les récits de Lutz Bassmann. Gordon Koum a atteint la fin de sa vie de membre d'un mouvement lui-même arrivé au bout de son existence. Lui et ses frères et sœurs de lutte représentent les restes de peuples voués à disparaître, amoindris intellectuellement et perclus de tares génétiques, rassemblés dans des zones délimitées et sous surveillance. « Nous avions perdu sur toute la ligne depuis plusieurs générations. Aucune lutte n'avait abouti. De temps en temps, pour respecter à la fois la tradition et notre instinct, nous lancions des offensives politico-militaires depuis nos camps, nos centres psychiatriques ou nos ghettos. Elles se terminaient systématiquement en déroute. La défaite était notre seconde nature. Nous l'avions intégrée à nos comportements, et, lorsque par hasard nous échappions à la captivité, nous préférions habiter les maisons vides, les ruines, les souterrains ». Il raconte ses histoires en attendant une mort qui, si cela se trouve, est déjà survenue. Il s'agit là d'une position classique des protagonistes des récits de Volodine et de ses consorts : « Et Gordon Koum, au fond, n'était plus en mesure de décider s'il était déjà mort ou encore vivant ». Il erre dans ses souvenirs qui apparaissent comme des hommages à des êtres admirables pour leur bravoure et leur ténacité à porter des idéaux collectivistes. Ces « narrats » sont indépendants les uns des autres. Comme l'explique Koum, ils correspondent à « des scènes isolées et des images pour distraire les morts […]. Pour distraire les morts que j'ai aimés. Pour distraire mes proches, mes camarades et mes amis ».
Loin de s'avérer totalement tristes, les petits récits narrés par Gordon Koum ressemblent à des contes, parfois fantastiques, aux éléments clairement issus de la seule imagination, foisonnante, de l'homme mourant. Ils sont racontés pour changer les idées morbides de ceux qui les écoutent et plusieurs d'entre eux possèdent pour titre « Pour faire rire... » (« Pour faire rire Ayïsch Omonenko », « Pour faire rire encore Ayïsch Omonenko », « Pour faire rire Sariya Koum »…). Et l'humour, véritablement, habite ces histoires. Certes, il se révèle d'un type un peu noir, mais montre la capacité incroyable de l'humain à rire de toutes situations, même des plus sombres et des moins porteuses d'espoir. Les Aigles puent, malgré son atmosphère de fin du monde, fait sourire. Il correspond à la lecture passionnante à laquelle tu t'attendais : à la fois dure, forte, poétique et drôle, dans la plus pure ligne du post-exotisme.

Les Aigles puent, Lutz Bassmann (2010), Verdier, Chaoïd, septembre 2010, 160 pages, 16,23€

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