« C'est gratuit parce que c'est à vous ! »
Tout comme toi avant de lire son livre, le lecteur lambda ne connaît sûrement pas Emmett Grogan. Preuve manifeste que l'Histoire est écrite par les vainqueurs, son nom est presque totalement tombé dans l'oubli. S'il n'était ce récit de sa vie qu'il a livré au monde en 1972, il aurait peut-être disparu de la mémoire collective. Pourtant, ce personnage hors du commun a participé à la révolution contre-culturelle aux États-Unis dans les années 1960, de manière particulièrement active, au sein du collectif des Diggers.
Alors que tu te croyais assez informé sur la thématique hippie, par de multiples lectures traitant d’assez près le sujet, tu te rends compte qu’apparemment, tu avais tort. Tu n’avais, en effet, jamais entendu parler, pas plus que de Grogan, des Diggers. Et ce malgré l’importance, bien plus qu'emblématique, de ce groupe pendant la période où le quartier de Haight-Ashbury connut une renommée internationale. Tu vois là une démonstration de la réécriture historique, incroyable et assez atterrante, brodée par ceux qui ont vécu, de l'intérieur (et cherchent sans doute à enjoliver les choses) ou de l'extérieur (et essayent d'en amoindrir la portée politique), la vague du « flower power ». Un bon nombre de livres abordant cette période et les événements qui s’y produisirent véhiculent une image d’Épinal. Même quand ils évoquent la désillusion que représenta l'« Été de l'Amour », ce dernier semble avoir été une grande fête que ne gâcha presqu’aucune anicroche. Ils passent généralement bien vite sur la réalité des expériences des jeunes fugueurs qui se rassemblaient dans les ghettos hippies. Beaucoup d’entre eux expérimentèrent surtout la misère, la toxicomanie et les exploitations en tout genre.
Avec Ringolevio, le lecteur peu ou mal informé tombe donc des nues. Il découvre, grâce à Emmett Grogan, que la maladie du capitalisme, alors même qu'elle représentait une des motivations de cette rébellion culturelle, empoisonnait le mouvement. Heureusement, certains groupes qu'on pourrait qualifier d'anarchistes (même si Grogan, probablement à raison, n'aimait pas qu'on utilise ce terme au sujet des Diggers) se sont battus pour que la révolution hippie ne se résume pas à une vaste escapade psychédélique, un encanaillement de gamins de familles de la classe moyenne. Le nom des Diggers provient en effet du rapprochement des actions qu'Emmett Grogan et Billy Graham envisageaient de faire réaliser au collectif (et que ce dernier réalisa) de celles de Gerrard Winstanley et William Everard au XVIIème siècle. Ces derniers, avec leurs propres Diggers, accaparèrent des terres et les cultivèrent au profit de la communauté paysanne. Ceci afin de « se conformer sans autre forme de procès à la loi de la Justice, en s'efforçant de rayer à tout jamais de la Création cette part maudite qu'on appelle la propriété privée et qui est la source de toutes les guerres, de toutes les effusions de sang, du crime et des lois esclavagistes scélérates qui écrasent le peuple sous le talon de fer de la misère ». Les Diggers de San Francisco, eux, se firent connaître pour leurs actions sociales et solidaires, qu'ils exposaient au travers de leur théâtre de rue. Ils invitaient tout un chacun à venir manger un repas à l’œil, et à fréquenter leurs magasins gratuits pour se fournir en marchandises « délivrées ». Les Diggers prônaient une « idéologie de l'échec », aux principes prenant les valeurs traditionnelles de réussite américaine à contre-pied : « refuser de consommer », « faire tout pour rien », ne pas chercher à réussir, à accomplir ce que la société attend de toi. Ceci pour court-circuiter, jusqu'à leur effondrement, les tendances consuméristes et impérialistes d'une Amérique capitaliste du « qui gagne-gagne ».
Tout cela, Emmett Grogan le raconte dans Ringolevio, de son point de vue, et en essayant de rétablir la vérité sur des événements, des déclarations et des personnes que le temps, les médias et les mauvaises intentions de certains déformèrent. Son propre « personnage », central en raison du caractère autobiographique du roman, est expliqué, analysé et jugé à l'aune de ce que Grogan nous dévoile, son niveau d’objectivité restant la mesure de la réalité présentée.
« C'est le tout premier jour de ta vie »
Le roman débute en 1957 et Emmett Grogan, qui porte alors encore le nom de Kenny Wisdom, a 13 ans. Il doit participer à une partie de Ringolevio, sorte de jeu du prisonnier très populaire à cette époque chez les jeunes New-Yorkais. Le match oppose deux équipes, l'une représentant les Chaplains, un gang de Harlem, et l'autre (les Aces Wild) constituant une formation hétérogène de garçons de toutes origines, dont Kenny. Elle se déroule dans le quartier de Hester Street, à prédominance juive, où la présence de deux bandes de gamins, dont une formée exclusivement de noirs, ne s’avère pas habituelle. La rencontre a été organisée avec l'aide de bookmakers s’étant assurés auprès du commissariat local qu’il n’y aurait pas de problèmes avec ce dernier. Toutefois, les choses tournent au vinaigre quand un patrouilleur mal briefé abat deux joueurs en pensant qu'il s'agit de malfrats.
Dès la première partie du roman, Emmett Grogan montre la police comme coupable de bavures, violente, prompte à mater les membres des minorités qui ne restent pas dans leurs ghettos ou qui ne se comportent pas comme la société raciste américaine l’attend d’eux. Tout au long de sa vie, l'auteur affronte à de multiples reprises les forces de l'ordre, à l'égard desquelles il ressentait une animosité certaine. Son existence prend d'ailleurs certains de ses virages les plus décisifs lorsque Wisdom/Grogan se voit contraint de fuir les poulets et/ou la Justice. Au cours de son implication au sein du collectif des Diggers, il assistera à des interventions de policiers abusant de leur autorité.
Cette entrée en matière s’avère d’autant plus prémonitoire que le roman de Grogan porte comme titre le nom du jeu Ringolevio parce qu’il ne s’agissait pas d’un passe-temps anodin pour les jeunes qui y participaient. Ainsi que l'explique l'auteur, il offrait une occasion de s'affûter et constituait une métaphore d'une vie future qui nécessiterait, pour être réussie, d'employer les qualités à disposition des joueurs. « C'était surtout cette facette-là du jeu qui séduisait les joueurs en faisant du Ringolevio ce qu'il était : un pan inamovible de la tradition culturelle des rues new-yorkaises. Tôt ou tard au cours du tournoi, chacun des joueurs se retrouvait confronté à ses propres limites physiques et mentales, et contraint de se mettre en doute. Au bout de quelques parties, un môme, à force de se mesurer aux autres joueurs et de comparer aux leurs ses compétences personnelles, prenait rapidement conscience de la réalité de sa nature. S'il était un tant soit peu lucide sur lui-même, il pouvait très rapidement se découvrir un don, un talent unique, une aptitude singulière qui le distinguait de tous les autres, et s'attacher à peaufiner cette qualité unique jusqu'au jour où elle lui valait la notoriété, la gloire et le respect d'autrui, sans jamais, au grand jamais, la saborder ou la dilapider en vains fantasmes. Que ça vous plaise ou non, vous appreniez inéluctablement de quel bois vous étiez fait ». D'une certaine manière, Grogan explique ainsi que sa vie entière fut une partie de Ringolevio. Il a employé ses talents tout du long, comme le comprend progressivement le lecteur, pour éviter les pièges qu'on lui a tendus, échapper à ses ennemis et délivrer ses camarades dans la panade, attendant en retour qu'ils fassent de même à son encontre, le jour où lui-même se retrouverait dépourvu de ses moyens.
Après ses premières dizaines de pages, le roman bascule dans un autre registre. Quelques jours après la partie avortée de Ringolevio contre les Chaplains, Kenny se rapproche de ces derniers et se procure auprès d'eux sa première dose d'héroïne. Il en deviendra accroc. Grogan raconte alors le quotidien d'un camé, sombre et pathétique. Pour payer son dealer, le gamin commet des actes de délinquance de plus en plus nombreux et mal organisés et il finit par se faire arrêter, alors qu'il a à peine 16 ans. Ayant menti sur son âge et son nom, il se retrouve dans une prison pour adultes, où il va, par la force des choses, se sevrer de la came. Ringolevio, qui avait pris tous les aspects d'un puissant récit sur la drogue, se transforme encore une fois et devient alors une histoire de malfrat bourlingueur.
En effet, la deuxième partie du roman explique comment, finalement sorti de cabane, Kenny se voit offrir une seconde chance en intégrant une institution jésuite pour bonnes familles. Mais le jeune homme à d'autres idées dans la tête. Il profite de sa position pour soutirer des informations sur les appartements des parents de ses compagnons de classes. Il les cambriole et ces activités délictueuses lui rapportent, en peu de temps, une petite fortune. Obligé de quitter les États-Unis, cet argent lui permet de fuir en Europe et de vivre sans travailler pendant plusieurs années. Il voyage ainsi en France (pas longtemps : en 1959, pendant la vague d'attentats, Paris grouille de policiers et de militaires), en Italie, en Irlande et en Angleterre.
Cette seconde partie apparaît comme la moins intéressante des trois. Elle s’avère toutefois d'importance car elle dépeint un Kenny Wisdom opportuniste, qui choisit de devenir un malfrat et de tourner le dos à la société et capable de laisser famille et amis derrière lui. Elle explique également l'aisance particulière d'Emmett Grogan pour se lier avec des groupes clandestins (il se trouvera en contact avec des membres de l'IRA en Irlande) et exécuter des opérations répréhensibles (savoir-faire qui participera beaucoup à la réussite des « repas gratuits » des Diggers). Le Grogan charismatique, généreux, mais aussi violent et rancunier émerge.
Ce Kenny Wisdom qui entre dans l'âge adulte, sa courte vie riche de l'expérience de plusieurs existences, ayant mené plus d'aventures que bien de ses concitoyens en vivront dans toutes les leurs, finit par rentrer aux États-Unis. Grâce à un de ces habiles coups montés dont il détient le secret, Il se fait réformer et échappe à la conscription, et donc à une participation forcée à la guerre du Vietnam. Échaudé par sa brève expérimentation de l'armée, dont il aperçoit surtout un hôpital psychiatrique rempli de jeunes traumatisés par le Vietnam, il est également terriblement déçu par cette Amérique consumériste qu'il redécouvre. « Pendant les deux jours qui suivirent, Kenny resta à la maison et refit connaissance avec la télévision, les quotidiens et les stations de radio AM et FM de New York. L'avalanche médiatique et le matraquage publicitaire dont les foyers de la ville étaient la cible, autant pour les divertir que pour leur fourguer mille et un produits divers, l'impressionnèrent nettement plus par leur quantité que par leur qualité. Tout [...] contribuait à façonner une manière d'environnement quasi hypnotique. [...] Bon gré mal gré, on finissait par se laisser imprégner par tout ce qu'ils souhaitaient vous inculquer, sur telle ou telle camelote ou sur machin ou machine, et de telle façon que votre marge de décision personnelle s'en trouvait réduite au strict minimum […]. Quant à la teneur proprement dite du message, elle était aussi lénifiante qu'immuable ». Kenny décide de rejoindre les mouvements contestataires de Haight-Ashbury à San Francisco, dont il a entendu parler à l’hôpital, en prenant soin de se couvrir d'une nouvelle identité : Emmett Grogan.
La troisième partie du roman, qui représente une bonne moitié du livre, raconte donc l'aventure des Diggers et des autres collectifs contre-culturels de San Francisco (et, accessoirement, du Lower East Side) pendant la révolution hippie. Ringolevio s'avère alors, encore davantage, passionnant. Il apporte, comme tu l’évoquais au début de ce papier, un éclairage rare sur ces mouvements dont on a trop souvent une image tronquée : celle de hordes peace and love d'« enfants-fleurs » chevelus et fumant des joints en écoutant de la musique rock, douillettement enfoncés dans le bonheur de l'« Été de l'Amour ».
« Nombreuses sont les choses qu'il vaudrait mieux taire »
Sans doute, une bonne partie de ce qu'Emmett Grogan raconte dans Ringolevio, nombreux sont ceux qui auraient préféré qu'elles soient tues.
Grogan, en effet, s'attache à fustiger les gourous du mouvement hippie, opportunistes utilisant son image et son principe libertaires pour le transformer en un truc simplement cool et surtout marchandable. Très tôt (pendant son adolescence), l'auteur de Ringolevio comprit la profonde injustice qui règne dans le monde. « Pour ce qui le concernait, dans la course entre justice et injustice, la première perdait toujours d'une courte tête sur la seconde, laquelle touchait quasiment à la perfection. La faim harcelait toujours ceux qu'il ne fallait pas. C'était toujours les meilleurs qui partaient en premiers. Amour et adulation allaient inéluctablement à ceux qui ne les avaient pas mérités. Il n'avait pas de rancune, ne réclamait que son dû, et ce n'était certainement pas à l'ineptie de l'institution judiciaire qu'il allait s'en remettre pour l'obtenir ». De cette idée que l'injustice vaincra toujours si on ne l'aide pas à perdre, il se montrera déterminé dans ses actions avec les Diggers à rendre à ceux qui possèdent le moins une dignité et une chance de faire pencher de leur côté la balance de la Justice. Une tâche difficile, menée dans un relatif anonymat dont certains profitèrent. Ainsi, Emmettt Grogan ne tarit pas de critiques à l'encontre des figures majeures de la Nouvelle Gauche et à tous ceux qui ont vanté l'anti-capitaliste et fraternel « flower power » pour, paradoxalement, s'enrichir et réussir socialement, au détriment du plus grand nombre. « Ce qui le rendait si furieux, […] c'était cette publicité outrancière, ce battage intempestif orchestré par les Haight Independant Proprietors pour promouvoir leur camelote merdique et lui ouvrir de nouveaux marchés, attirant de plus en plus de gosses dans un quartier déjà surpeuplé – des milliers de jeunes idiots qui entendaient l'« Appel de l'Amour » et tombaient dans le panneau, persuadés qu'on pouvait s'épanouir dans la misère et se faire une place au soleil dans ce royaume de l'amour. Furieux contre la plupart des têtes pensantes de la communauté, qui gagnaient quelques sous dans leur branche – les musiciens rock, par exemple – et se racontaient des histoires, s'imaginant que toute notoriété est bonne à prendre, finirait à la longue par rapporter du fric à l'underground et permettrait, en donnant aux boutiques HIP l'occasion de s'agrandir, de créer de nouveaux emplois pour ceux qui cherchaient encore du travail. À la vérité, la désastreuse irruption de ces milliers de nouveaux venus en surnombre ne rapportaient d'argent qu'aux seuls marchands du Temple, d'autres fourgueurs de panoplies hippies et de symboles éventés de la culture underground, dealers de came – et aux pires de tous, à la lie, au rebut du quartier, à ces boutiquiers exploiteurs qui engageaient des fugueurs acculés et leur versaient des salaires de misère pour fabriquer leur artisanat de merde. C'était une catastrophe, et il n'y avait strictement rien qu'on puisse y faire, à part peut-être tourner les talons ou, au pire, essayer de composer de son mieux avec ce nouvel état des choses. Quiconque tentait de révéler la vérité au monde se faisait huer, houspiller et traiter de sale bourge par ces faux culs de hipsters chevelus au compte en banque généreusement garni ». Et de rajouter, prophétique : « Le « Human-Be-In » des Haight Independant Proprietors avait été un mensonge, et ses conséquences attestaient clairement du destin qui guettait cette nation, ce pays qui permettait à de lamentables clowns, à de pseudo-radicaux contestataires de berner ses propres enfants en les entraînant dans une gigantesque mascarade dont l'unique objectif était de leur livrer l'accès aux mass media. Ce grand jeu de la dèche auquel s'étaient livrés les jeunes Blancs dans tous les ghettos de l'amour du pays comme le Haight-Ashbury ou le Lower East Side, n'était certes, pour la plupart d'entre eux, qu'un amusant simulacre. Mais, de la même manière que la véritable misère accouche inéluctablement d'une révolution authentique, la misère en peau de lapin de ces intrépides aventuriers accoucherait d'une révolution en trompe-l’œil, d'une révolution fantoche dans laquelle les champions de l'aventurisme continueraient de faire semblant, entraînant dans leur sillage le lumpen des concerts de rock, las de son propre voyeurisme passif ».
Cette révolution-ci échoua, comme l'indique Grogan. Le mouvement hippie, peu à peu, s’éteignit. Depuis, plus que jamais, le capitalisme a régné. Cinquante ans plus tard, nous en sommes au même point, au pied du mur. Les choses changeront-elles cette fois-ci ? On peut craindre que non, sans qu’on sache bien ce qui va nous arriver. Mais déjà, en 1972, Ringolevio évoque un des problèmes fondamentaux de nos sociétés occidentales et une clef pour renverser la vapeur. Le roman se présente en effet comme un pamphlet contre la manière dont sont gérés les États-Unis. Non pas en critiquant spécialement un parti ou un gouvernement, mais en s'attaquant à la façon dont les gens perçoivent la politique et, particulièrement, s'en désintéressent et la remettent entre les mains de personnes avides de pouvoir et de richesses. Encore très jeune, alors qu'il porte toujours le nom de Kenny Wisdom, Grogan prend conscience de ce que représente la politique : « Il comprit enfin, une bonne fois pour toutes, que la politique n'est pas seulement un vain mot qu'on peut lire dans le journal. Que c'est une affaire de vie ou de mort, dépendant tout à la fois du côté d'où souffle le vent, de choses qu'on sait ou qu'on ignore, de demi-mensonges et de demi-vérités, des programmes politiques et de ceux qui les prônent, selon qu'ils sont prudents ou expéditifs, avisés ou entreprenants. Il en conclut que la politique, somme toute, est l'affaire des hommes, et que, si certains d'entre eux sont des animaux politiques, lucides et conscients des réalités politiques contemporaines, la plupart ne sont avant tout, pour un tas de raisons personnelles et intéressées, que le jouet de tel ou tel programme ». Il prophétise alors la fin des politiciens comme un premier remède au problème, supposant que ses concitoyens prendront bientôt leur avenir en main : « Il leur expliqua que tôt ou tard, on n'aurait plus besoin de politiciens […], parce que le peuple – c'est-à-dire ceux qui l'ignoraient encore mais qui, plus que quiconque, devraient l'apprendre un jour ou l'autre, spontanément ou parce qu'on leur aurait désillé les yeux – finiraient par se pénétrer de cette évidence que la politique n'est pas seulement le bizness de quelques élus qui prétendent représenter la multitude […] ». Toutefois, Emmett Grogan se montre peu convaincant concernant les moyens à employer pour mener cette révolution qui fera disparaître les notions de propriété et d'autorité politique. Il n'en reste pas moins que Ringolevio s'avère d'une terrible actualité, plus de 40 ans après sa parution originale. Les temps présents entrent en résonance avec ceux décrits dans le roman (au travers des émeutes dans les quartiers noirs défavorisés par exemple). Les problèmes persistent. On peut tirer les mêmes conclusions sur l'état lamentable des démocraties occidentales. Elles ont été économiquement rongées par un capitalisme libéral dont le modèle n’a pas tenu ses promesses ; leurs valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité ont été bafouées par ceux que les citoyens ont élus pour les faire respecter. De par ce caractère actuel, le roman d'Emmett Grogan s'avère d'une incroyable lucidité et d'une puissance formidable. Tu prétends, sans aucune hésitation, qu’il s’agit d'un livre incontournable.
Mais on peut toutefois s'interroger sur la véracité des faits racontés.
« Je n'essaye de leurrer personne »
Quelle est, en effet, la part du vrai et du faux dans le récit de Grogan ?
La jeunesse de Kenny Wisdom se révèle incroyable. Sa capacité à trouver de l'argent au bon moment, et aux moyens nécessitant un talent prodigieux, s’avère hors du commun. La façon avec laquelle il échappe à de multiples reprises aux forces de l'ordre ou à une condamnation par la Justice, feraient pâlir de jalousie bien des criminels. Jusqu'à quel point l'auteur enjoliva-t-il – ou assombrit-il – la réalité ? Quels événements inventa-t-il – ou dissimula-t-il – pour rendre ses aventures plus impressionnantes ? Nous ne le saurons sans doute jamais, puisqu'il est décédé en 1978 d’une crise cardiaque (peut-être liée à une overdose d’héroïne) en emportant les réponses avec lui.
De même, de quel statut disposait-il réellement au sein du collectif des Diggers ? Le beau rôle du meneur charismatique auquel rien ne résiste et qui se débat pour échapper à la notoriété correspond-il exactement à celui qu'il joua ? Lui qui prétend, tout au long de la troisième partie de son roman, avoir essayé au maximum de respecter la règle de l'anonymat, mais qui finalement décida d’écrire Ringolevio, laisse quelque peu incrédule. Sans doute les réussites des Diggers furent-elles plus souvent le fruit du travail collectif que celles, avant tout, de l’action d’un Grogan presque seul face au reste du monde, ainsi que ce dernier le sous-entend parfois. Dans sa postface de cette nouvelle édition de Ringolevio, Alice Gaillard (co-réalisatrice d’un documentaire et auteure d’un livre sur les Diggers) laisse entendre en tout cas qu’il faut bien envisager le groupe activiste comme un ensemble dont Emmett Grogan ne constituait qu’un des membres, certes illustre. Même s'il avoue volontiers posséder des défauts (égocentrisme, impulsivité…), il a probablement cherché à améliorer son image de marque. Cela dit, s'il se trouvait qu’il ait enjolivé les faits, ce ne serait clairement pas de la manière outrancière et parfois irritante des écrivains gonzo. La narration à la troisième personne du singulier, à but objectif, amoindrit beaucoup la mise en valeur intéressée de ses coups d'éclats. L'image d'un personnage entre ombre et lumière s'avère convaincante. Elle enrichit également une autobiographie qui se révèle, nonobstant les critiques sur sa véracité, parmi les plus réussies que tu aies lues.