Ainsi qu’elles t'y ont habitué, les éditions Allia proposent le livre de Kobayashi Takiji (ou Takiji Kobayashi si on inverse nom et prénom, à l’européenne) sous un format attrayant (rabats, belle couverture comportant une reproduction d’une photo de Thierry De Cordier, parfaitement adaptée au sombre propos de l'ouvrage). Le roman est court, environ 150 pages, mais est agrémenté d’une postface fort intéressante.
Cette dernière nous apprend comment Le Bateau-usine, paru à l’origine en 1929, est devenu un best-seller au Japon seulement à partir de 2008. Sa renommée a cru après que deux personnalités publiques japonaises l’ont évoqué dans des discussions au sujet des conditions de travail de certaines catégories de travailleurs, de nos jours, dans l’Empire du Soleil Levant. Apparemment, la comparaison s'avère valable, ce qui en dit long sur la façon dont sont parfois considérés les employés dans les entreprises japonaises…
Le roman-documentaire de Kobayashi décrit en effet, en s’inspirant de faits réels, le quotidien des hommes à bord d’un bateau-usine pendant une campagne de pêche aux crabes dans la mer d’Okhotsk. Japon et Russie se disputaient alors ces eaux prolifiques (ils se disputent en fait toujours, au sujet des Îles Kouriles). Le Bateau-usine a été censuré à l’époque de sa parution originale. Il a également valu à son auteur une période d’emprisonnement pour crime de lèse-majesté en 1930. Toutefois, grâce à ce roman, entre autres, Kobayashi devint une figure majeure de la littérature prolétarienne. De ce fait, il fut considéré comme un individu à abattre pour les classes dirigeantes capitalistes dont il dénonçait les pratiques d’exploitation inhumaine de la main-d’œuvre ouvrière. « Individu à abattre » n’est pas une image superlative. En 1933, il fut arrêté par la police et mourut au cours de son interrogatoire...
Le Bateau-usine, donc, représente un témoignage passionnant de la vie des prolétaires japonais au début du XXème siècle. Plus particulièrement, de celle des travailleurs de l’île d’Hokkaidô, alors en plein développement économique car offrant aux capitalistes des opportunités d'engranger des profits plus importants qu’à Honshû. « En métropole, les capitalistes étaient confrontés à des travailleurs devenus "arrogants" qui ne se laissaient plus faire assez facilement, et le marché déjà bien développé n’offrait plus de nouvelles perspectives. "Hokkaidô ! Karafuto !" : tels étaient les nouveaux horizons vers lesquels se tendaient désormais leurs serres. Là-bas, comme dans les colonies de Taiwan et de Corée, ils trouvaient une main-d’œuvre corvéable à merci, sachant très pertinemment que nul n’élèverait la voix ». Le livre, bien que se déroulant à bord d’un navire, évoque, au travers des discussions entre personnages, la situation dans d’autres corps de métiers sur la grande île du nord du Japon. Il offre ainsi un aperçu général de l’exploitation du prolétariat dans cette colonie.
L’action du roman se place sur le Hakkô-maru. Il s’agit d’un des nombreux bateaux-usines parcourant sur des périodes de plusieurs mois les eaux territoriales japonaises (en débordant parfois illégalement dans les zones appartenant à la Russie) pour pêcher des crabes et les conditionner dans des boîtes conserves. Ce produit d’exportation représentait une source de revenus importante pour les entreprises propriétaires des bateaux. Sa valeur ajoutée s'avérait d’autant plus forte que les efforts consentis à la maintenance des navires et au bien-être de ceux qui les occupaient se révélaient quasi-nuls. « Tous les bateaux-usines étaient délabrés. Pour un patron dans son bureau de Tôkyô, qu’est-ce que la mort de quelques travailleurs en mer d’Okhotsk ? Quand le capitalisme ne peut plus se satisfaire des seuls revenus ordinaires, pour peu que les taux d’intérêts baissent et que les liquidités affluent, il se lance dans une folle course en avant. Alors, au sens propre, tous les moyens sont bons. Pas étonnant que ces gens affectionnent tant les bateaux-usines, qui rapportent facilement des centaines de milliers de yens ». Les hommes du Hakkô-maru doivent travailler jusqu’à épuisement et subir les brimades d’un intendant à la botte de la compagnie, tout puissant à bord (le capitaine lui-même n’osant pas contredire ses ordres et renonçant même à porter son navire au secours d’un autre bateau en perdition). Les descriptions données par Kobayashi Takiji sont sidérantes. Tu fis l’expérience d’une horreur certaine en t’imaginant à la place des personnages du roman. Paysans, ouvriers ou étudiants ont été embauchés pour réaliser un travail déjà dur et mal payé. Mais comme si cela ne suffisait pas, il est rendu infernal par les conditions dans lesquelles il doit être mené. Outre les violences – psychologiques et physiques – dont ils sont victimes, ils doivent supporter une fatigue aggravée par la limitation des temps de repos accordés, des blessures et des maladies qui ne les abstiennent pas d’aller au turbin, le manque de confort (dortoirs insalubres, restriction d’accès aux douches…) et la piètre qualité de la nourriture.
Pour maintenir les travailleurs dans des dispositions à peu près bonnes, ou du moins éviter une révolte, la pêche aux crabes est présentée comme une tâche noble, méritant qu’on y sacrifie une partie de sa santé, car participant à la Grandeur du Japon par son développement économique. Il s'en trouvait de même partout où les capitalistes, passant sous silence les profits exorbitants qu’ils touchaient, exploitaient la naïveté patriotique de leurs employés. « À Hokkaidô, chaque traverse de voie ferrée était taillée dans le cadavre bleui d’un travailleur. Ceci n’est pas une figure de style. Sur les chantiers portuaires, les travailleurs victimes du béribéri étaient ensevelis vivants dans les terres gagnées sur la mer. Là-bas, on surnommait "pieuvres" les travailleurs. Les pieuvres, c’est bien connu, sont capables de manger un de leurs propres tentacules pour survivre. […] Dans ces contrées, chacun pouvait sans vergogne se livrer à l’exploitation la plus "primitive", et s’en mettre ainsi plein les poches. Et ce n’est pas tout ! Pour faire bonne mesure, ils appelaient ça "mise en valeur des ressources pour le bien de la patrie", ce qui leur donnait toute légitimité. La mécanique était bien huilée. Et c’est ainsi que les travailleurs, "au nom de la patrie", étaient "affamés" et "battus à mort" ».
On pourrait avoir du mal s’imaginer que des hommes aient pu subir autant de maltraitances pour des raisons purement financières. Or, on ne s’en étonne pas quand on voit que bien des sociétés ne respectent que sous la contrainte (et encore) les règles de sécurité (ce qui aboutit à des incidents industriels), sans parler des autres normes qui permettent de protéger un tant soit peu les travailleurs, et qui ont été obtenues après d'âpres confrontations sociales. Le Bateau-usine aborde justement cette question de la lutte pour de meilleures conditions de travail puisque les hommes à bord du Hakkô-maru, poussés à bout, vont se rebeller. Le livre de Kobayashi Takiji prend alors la forme d'un véritable manuel du combat ouvrier. Il démontre la force de l'action collective, seul moyen de remporter une victoire face à des adversaires qui cherchent à diviser pour mieux régner et font sauter les têtes des meneurs désignés. On comprend d'autant mieux l'acharnement des autorités japonaises contre son auteur. Si Le Bateau-usine a obtenu tant de succès ces dernières années, c'est sans doute aussi parce qu'il nous rappelle la menace que représente pour des travailleurs à la situation de plus en plus précaire, un capitalisme qui enrichit toujours davantage ceux qui exploitent les autres.
Le Bateau-usine - Kobayashi Takiji
Après avoir longuement présenté, dans ton précédent article, le roman d’Emmett Grogan, Ringolevio, te voilà de retour avec une nouvelle lecture, comme dirait l’autre, « de gauchiste ». Le Bateau-usine, de Kobayashi Takiji, est en effet un classique de la littérature prolétarienne japonaise. Son auteur, une figure emblématique de ce mouvement littéraire, y dénonçait les conditions de travail des hommes à bord des bâtiments de pêche qui sillonnaient la mer d’Okhotsk au début du XXème siècle.
Le Bateau-usine, Kobayashi Takiji (Kanikōsen, 1929), traduit du japonais par Évelyne Lesigne-Audoly, Allia, Début du vingtième siècle – autour d’une révolution sociale - Autres révolutions, février 2015, 176 pages, 8,50€