Comme l’exemple de Fin de mission le montre, les lauréats du prestigieux prix littéraire nord-américain arrivent fréquemment, et dans un délai très court, dans les librairies françaises. En effet, le National Book Award s’avère un gage d’une qualité assez certaine (bien plus que les distinctions françaises qui déçoivent généralement). Par exemple, le dernier ouvrage distingué par la National Book Foundation que tu as lu, Bois sauvage de Jesmyn Ward (Belfond, 2012), t’avait fait très bonne impression. Peut-être serais-tu passé à côté du roman de Klay si un bandeau ne l’accompagnait pas. Car si les livres offrant des témoignages de soldats te passionnent, tu t’intéresses plus spécialement à ceux qui traitent de la guerre du Vietnam. Bref, attiré par l’apparente qualité de l’ouvrage, tu t’es lancé dans sa lecture. Tu as assez vite déchanté.
En effet, contrairement à ce à quoi tu t’attendais, Phil Klay ne relate pas, dans Fin de mission, son expérience de l'Irak. Tout du moins, il n'y témoigne pas seul, mais fournit une série d’histoires, racontées à la première personne, qui mettent en scène différents membres du corps des Marines qui participèrent à l’opération « liberté irakienne » et/ou à l’occupation qui suivit. Or, tu n’adores pas ce type de récit. Compagnie K, de William March, publié par Gallmeister en 2013, t’avait déçu justement parce qu’il possédait cette structure. Tu avais trouvé, dans leur ensemble, les 113 chapitres (un pour chaque homme de la compagnie) relativement froids et distanciés. Comme si, en changeant souvent de narrateur, l’auteur n’était pas parvenu à donner une véritable âme à son mémoire, à constituer une œuvre portant une émotion et un discours structuré. On comprenait toutefois bien une chose : à toutes époques, la guerre a été une source de traumatismes pour ceux qui y ont participé ; de plus, que les enjeux patriotiques (qui ont toujours masqué les vrais enjeux, économiques) n’ont jamais réussis à faire accepter aux soldats les horreurs vécues au quotidien. Tu avais, en comparaison, préféré les livres de Tim O’Brien et Kent Anderson, les cultes À propos de courage (Gallmeister, 2011) et Sympathy For The Devil (réédité chez Gallimard en Folio Policier en 2013). Les deux écrivains et anciens combattants y racontent leurs « aventures » au Vietnam. Tu as trouvé ces deux récits émouvants ; des témoignages d’une authenticité et d’une force rarement rencontrées, et extrêmement instructifs. Par rapport à Compagnie K, leur puissance réside, penses-tu, dans le fait qu’ils expriment l’expérience d’un seul homme. Ils décrivent donc parfaitement l’évolution psychologique et émotionnelle du soldat confronté aux situations de stress et aux atrocités causées par ses ennemis, ses compagnons d’armes ou par lui-même.
Bref, en démarrant ta lecture du roman de Phil Klay, tu te dis que le jeune écrivain allait tomber dans les mêmes pièges que William March. En fait, pas du tout. D'abord parce que l’auteur de Fin de mission n’avait pas un projet similaire. Ensuite car il réussit bien mieux à dépeindre le conflit auquel lui et ses personnages ont participé, en offrant une multitude de perspectives au lecteur sur ce second conflit dans le Golfe.
En effet, contrairement à de nombreux récits de guerre, le livre ne met pas en scène que des soldats ayant opéré dans des zones dangereuses, ni d’ailleurs uniquement des militaires. Ainsi, on découvre des témoignages aussi variés que ceux de fantassins patrouillant dans les rues de Falloujah, d’un aumônier recueillant les confessions de recrues bouleversées par la mort de leurs frères d’armes, d’un membre d’une unité de propagande, d’un officier administratif ou d’un responsable d'une équipe de reconstruction provinciale intégrée. Cette mosaïque de récits donne une vision rarement rencontrée dans un livre de ce genre, laissant entrevoir les stratégies et méthodes de l’armée américaine et les réactions des soldats comme cela n’avait sans doute jamais été permis.
Fin de mission se montre donc très intéressant. Servi par une écriture juste et maîtrisée, plutôt directe, il se révèle également, par moment, émouvant. Les témoignages s'avèrent parfois troublants et démontrent l’horreur de la guerre. On découvre que ceux qui la menèrent n'étaient pas nécessairement des monstres avant leur recrutement, ou avant de mettre les pieds en Irak, seulement quand les situations de stress permanent et les risques constants de mort imminente bousillèrent ces jeunes gens qui s'étaient bien souvent engagés pour, s’en rendaient-ils compte alors, de mauvaises raisons. Toutefois, malgré la critique apparente de la politique militaire américaine que le livre représente, à aucun moment son auteur ne dénigre clairement cette dernière. En effet, Phil Klay ne prend pas parti. Puisqu’il utilise des narrateurs différents et aux parcours qui ont peu à voir les uns par rapport aux autres, il ne paraît jamais vraiment parler en son nom. Ses personnages racontent ce qu’ils ont observé et ressenti. Leurs expériences, en s’accumulant, offrent un kaléidoscope horrifiant de la guerre, sans rabâchage ni matraquage. Klay ne cherche pas à convaincre son lecteur de penser quoi que ce soit. Les récits se suffisent à eux-mêmes pour démontrer qu'il ne s'agissait pas d'une partie de plaisir. Le livre laisse bien rarement la place pour une critique claire, construite et d’ensemble de la stratégie géopolitique américaine, car les témoins de Fin de mission ne disposent pour la plupart pas du recul nécessaire pour en fournir une. Cela explique, en plus des qualités évoquées précédemment, le succès de l’ouvrage de Phil Klay (même Obama le recommande) : il n’égratigne pas particulièrement l’administration américaine, mais se contente de décrire, de la bouche même de personnes qui y ont assisté, ce que le conflit en Irak fut. Les sujets de ce recueil de nouvelles sont avant tout les soldats et de leurs transformations. De ce fait, le titre original du roman, Redeployment, s’avère plus pertinent que le français. Si le livre parle bien de ce qui passe à la fin d’une mission, il évoque surtout comment un soldat vit cela, comment se redéploient ces militaires : vers d’autres terrains d’opérations s’ils décident de rempiler à cause ou malgré ce qu'ils ont vécu ; s'ils quittent l'armée, vers une vie civile qui restera imprégnée par cette expérience. Comme si, pour tous ces hommes et femmes marqués dans leurs chairs et dans leurs âmes, parfois incapables de tourner la page, la guerre n’était pas vraiment terminée.