On y suit les pérégrinations de Harry White, jeune cadre dynamique d’une société ayant pignon sur rue, promis à un avenir radieux et à une carrière brillante. Au premier abord, il semble le gendre idéal : il vit encore avec ses parents auxquels il porte une affection réelle, correspond à la définition de l'employé modèle, travailleur, qui ne prend jamais de congés, et cætera. Harry est un coureur de jupons, célibataire, souhaite le rester, et on ne peut pas tout à fait lui en tenir rigueur. Certes, il séduit des femmes mariées, mais ne détruit pas de couples : ses conquêtes le ramènent chez elles de leur plein gré, sous le charme de ce bel homme qui s’avère un amant des plus exquis.
Tout cela aurait pu durer éternellement, mais la routine de Harry (semaine studieuse au bureau, drague le week-end) va petit à petit être perturbée par un débordement de ses activités libertines en jours ouvrés, mettant en péril sa place au sein de la compagnie qui l’emploie, car le jeune cadre revient à son poste régulièrement en retard et ne livre plus son travail avec une constance de qualité et de délai habituelle.
Mois après mois, Harry alterne ainsi phases de grande productivité et phases où il est soumis au « démon », des pulsions de dépravation qui l’obsèdent jusqu’à être assouvies. Son mariage avec Linda, et la naissance de son fils, Junior lui permettront un temps de stabiliser son existence, de chasser ces envies violentes de sexe et d’accéder à une fonction à hautes responsabilités dans son entreprise. Mais le démon finira par ressurgir, plus fort, plus dur à faire taire, entraînant Harry dans une déliquescence inéluctable.
Tu as lu ici où là, au milieu des critiques élogieuses au sujet de ce roman, des avis peu enthousiastes, de lecteurs qui n’ont pas réussi à achever le livre. Tu peux, en partie, les comprendre, même s’il s'avère évident qu’ils n’auraient pas dû abandonner en cours de récit, qui ne se termine pas vraiment, pas complètement, comme on s’y attend.
Il est vrai que l’histoire de Harry White peut paraître redondante. Le cheminement du personnage principal se constitue d’une succession de crises, de rétablissement à un état et à une vie normaux et de rechutes. Hubert Selby Jr. s’attarde assez longuement sur les procédés de séduction de son « héros », sur des exemples, qui peuvent sembler nombreux, de ses aventures sexuelles. On aurait tort de croire qu’il s’agit de longueurs maladroites. L’auteur traîne – tu dirais plutôt : développe – habilement sur ces aspects pour produire chez le lecteur un sentiment d’attente assez dur à supporter. On imagine que le personnage va finir par chuter, se détruire d’une manière ou d’une autre, en entraînant avec lui sa famille. Mais comment ? Quand ? Pas subitement, mais par étapes, et ce déroulement un peu lent, cyclique, de la narration permet à Selby de jouer avec les nerfs de ses lecteurs. Certains, trop, ou trop peu, sensibles, ne tiendront pas la longueur. Les autres assisteront à cette autodestruction de Harry White que tu évoquais ci-dessus.
Voilà pour le premier intérêt de ce roman, qui garde en haleine. Cette montée progressive de la tension accompagne un récit qui, tout en allant dans la direction à laquelle on s’attend, ne prend pas le chemin prévu. La façon dont Harry White se délite ne se révèle pas celle anticipée, et elle se déroule d’une manière qui surprend dans la puissance de sa manifestation. Encore faut-il lire la seconde moitié du roman (qui ne comporte que 350 pages environ) pour s’en rendre compte.
Le Démon est un livre admirable, qui démontre le talent de Hubert Selby Jr. Sa force réside dans une écriture qui n’e possède rien de spectaculaire en elle-même. Selby ne se classe pas parmi les grands stylistes dont les plumes prendraient des accents et des formes magistrales. La sienne est plutôt en retenue, racontant avec simplicité un quotidien qui s’avère peut-être horrible, un destin qui se révèle éventuellement désastreux, mais n’en est pas moins celui de nombreux habitants de son Brooklyn natal. Mais cette écriture ne se montre pas moins violente, percutante, ce que renforce une maquette qui sort du cadre habituel pour s’animer et évoluer au rythme des pertes de contrôle des personnages (Harry, comme Linda), de leurs actes comme de leurs émotions. Le sentiment de chute en avant est accentué par une matérialisation au travers de retraits des débuts de paragraphes, de plus en plus importants à mesure que les protagonistes perdent pied, s’écartent d’une attitude conventionnelle et bien rangée. L’effet sur le lecteur, emporté lui aussi, est garanti.