Comme tu le disais, Désolations (tu as vraiment du mal avec ce titre !) possède des airs de famille avec le précédent livre de David Vann. Il met en effet en scène un personnage (Gary) épris de vie au grand air, décidé à s'installer, coûte que coûte, sur une petite île d'Alaska (Caribou Island). Il entraîne dans cette aventure sa femme Irene. Tous deux doivent construire de zéro la cabane dans laquelle ils vivront. Mais le projet est voué à l'échec : Gary s'y prend tard dans la saison et sans plan préétabli. L'hiver, qui arrive tôt, devance l'achèvement de l'habitation. En parallèle, Irene, qui n'est pas partante à cent pour cent pour ce changement d'existence, commence à ressentir des maux de tête qui influent sur sa personnalité et compliquent la retenue de ses ressentiments vis-à-vis de son mari.
Le drame imaginé par David Vann possède deux autres personnages principaux : Rhoda, la fille de Gary et Irene, et son compagnon Jim. Comme sa mère, la première rêve d'une vie parfaite, dans une belle maison, après un mariage grandiose. Mais Jim, d'une dizaine d'années plus âgé, expérimente en quelque sorte la crise de la quarantaine, surtout après avoir rencontré Monique, jeune femme avenante qui va s'amuser de ses pulsions d'homme dans la force de l'âge. Le tableau idyllique imaginé par Rhoda s'effrite en même temps que le couple formé par ses parents se fracture au fur et à mesure de l'édification catastrophique de leur cabane sur un îlot isolé.
Avec Sukkwan Island et Caribou Island, David Vann peut apparaître comme un monomaniaque. Deux romans qui se déroulent en Alaska, sur des îles perdues au milieu de lacs, dont les occupants sont coupés de tout ou presque ; des personnages qui tentent, dans un projet d'installation sur ces bouts de terres sauvages, de donner un sens à leur vie, et qui entraînent dans cette folie une personne de leur famille, bon gré, et surtout, mal gré. Toutefois, si les deux textes possèdent de nombreuses similarités de fond, le second réussit tout autant à marquer. On se sent parfois mal à l'aise, secoué(e), par les événements racontés, le drame qu'imagine l'auteur. Vann se montre un peu machiavélique avec les protagonistes de son histoire, auxquels peuvent sans doute s'identifier un certain nombre de lecteurs et lectrices (l'homme souhaitant s'accomplir après des décennies misérables, la femme mariée au bout du rouleau conjugal, la trentenaire rêvant d'une existence parfaite, le quarantenaire qui essaie de rajeunir, le jeune adulte qui cherche l'autonomie...), malgré l'extrémité des caractères humains sélectionnés.
De la façon dont tu les décris, les personnages peuvent paraître caricaturaux. Ils ne se l'avèrent pas, car David Vann les fait exister sans jamais tomber dans la facilité, ou en leur instillant une noirceur qui n'est ni courante, ni anodine. La vraisemblance des acteurs, de leurs psychologies, de leurs actes (même dans toute leur stupidité) crédibilise une fiction qui flirte finalement avec l'inimaginable. Ailleurs qu'en Alaska, il ne s'agirait sans doute que d'un fait divers. Mais la Nature du 49e état des États-Unis ne pardonne aucune erreur de la part de ceux qui espèrent vivre en son cœur sauvage.