Ce roman de Joseph Heller, paru en 1961 aux États-Unis – en 1985 en France sous une traduction de Brice Matthieussent – traite de la Seconde Guerre Mondiale. Comme nombre de récits portant sur cette thématique, il s'inspire de l'expérience de son auteur. Heller participa en effet au conflit au sein d'une escadrille de bombardiers basée en Corse. Son livre met en scène Yossarian, un alter ego, et décrit le fonctionnement absurde d'une unité de l'Armée de l'Air américaine soumise aux ambitions tyranniques de son commandant, le Colonel Cathcart. Ce dernier, invoquant l'Article 22, augmente sans cesse le nombre de missions exigées avant d'obtenir un billet de retour au pays. Les hommes de son escadrille se retrouvent donc obliger d'enchaîner les bombardements sur les villes italiennes occupées par l'armée allemande, de risquer leur vie pour détruire des objectifs sous la protection des canons de la DCA. Pour Yossarian, dont le credo est de survivre à tout prix, chaque nouvelle opération s'apparente à un calvaire. Il invente sans cesse des astuces pour se défiler, mais par la même, diminue ses chances d'atteindre le bon nombre de missions et de retourner en Amérique… si seulement l'odieux Colonel Cathcart oubliait d'accroître ce maudit chiffre.
Catch 22, parmi la multitude de romans sur la guerre, se démarque de plusieurs façons. Non seulement par sa qualité, sur laquelle tu reviendras plus tard, mais surtout parce que Joseph Heller ne s'y intéresse pas tant au conflit en lui-même qu'au fonctionnement interne de l'armée américaine. Certes, Yossarian et ses compagnons d'armes se confrontent, même s'ils ne se trouvent jamais à proprement parler sur des champs de bataille, ni ne voient jamais vraiment l'ennemi, au danger. Leurs avions subissent les tirs de la DCA et certaines passages décrivent très clairement, avec une force terrible, l'horreur vécue par l'équipage d'un appareil touché par un obus. Mais il est vrai que par rapport à nombre d'autres romans du même genre, Catch 22 place peu le lecteur en spectateur de la violence des combats. La plupart des scènes se déroulent dans la base américaine sur une île de la Méditerranée, et à Rome où les soldats se rendent en permission pour visiter la cohorte de prostituées qui s'y trouvent à leur disposition. Avec le style goguenard, humoristique, employé par l'auteur, Catch 22 se montre rarement pesant. Il s'agit principalement d'une suite de portraits de militaires et des descriptions de leurs péripéties, cocasses, donc amusantes, mais qui ne possèdent pas moins un caractère critique à l'égard de la machine militaire.
Il suffit, au fil des chapitres, de découvrir les différents personnages qui composent l'unité de Yossarian, pour se persuader, comme lui, de leurs folies. On ne sait pas trop si tous les jeunes gens ont été rendus fous par la guerre ou s'ils étaient cinglés avant d'être appelés sous les drapeaux. Toujours est-il qu'ils sont timbrés. McWatt adore voler en rase-mottes avec son lourd appareil destiné au vol en haute altitude, Hungry Joe fait des cauchemars toutes les nuits, Orr démonte et remonte obsessionnellement un poêle, et cætera. Les tentatives répétées de Yossarian pour échapper à son inscription sur des ordres de mission (dès qu'il le peut, il se fait porter pâle grâce à une maladie du foie imaginaire et se retrouve à l'hôpital) et ses escapades dans la cité éternelle (où les aviateurs fréquentent des prostituées à l'équilibre mental aussi limité que le leur) donnent lieu à des épisodes burlesques, qui soulignent la bêtise ou l'irrationalité de ses camarades, de ses supérieurs ou de l'organisation de la vie de l'unité.
Catch 22, qui pourrait passer pour un récit humoristique tentant de montrer, en la voilant d'une couche de drôlerie, l'horreur de la guerre, révèle, lorsque Heller met en scène les officiers supérieurs, une puissance critique phénoménale. Si les soldats – et leur folie, naturelle ou provoquée par leur expérience du feu – apparaissent comme le vecteur par lequel l'auteur critique la guerre, les majors, colonels et généraux lui servent à démontrer une toute autre abjection : la capacité de l'armée à broyer les esprits. Les combattants disposent pour excuses à leurs agissements parfois délétères, la peur, les traumatismes, un patriotisme naïf. Les officiers, eux, ne peuvent prétendre à aucune circonstance atténuante. Ils se révèlent arrivistes, cupides et rien n'explique, pour certains, que leur bêtise crasse n'ait pas empêché leur ascension dans l'état-major. Mais surtout, si leurs décisions nuisent à l'armée, ils mettent en péril les aviateurs. Ainsi, le Colonel Cathcart ne montre aucune considération pour la vie de ses subalternes, autant quand il augmente le nombre de missions à réaliser, que lorsqu'il porte volontaire son unité pour les bombardements les plus dangereux (comme celui de Bologne). Quand il décide d'envoyer des lettres-types de condoléances aux familles de soldats morts ou disparus, il espère que les prochaines opérations s'avèreront mortelles. De ce fait, de nombreux plis seront transmis, lui donnant d'autant plus de chances de voir son portrait dans le Saturday Evening Post pour avoir pensé et mené ce brillant projet. Milo Minderbinder, l'officier de mess, monte une véritable entreprise d'import-export, un trafic à une échelle considérable, afin d'alimenter les cantines, dans un mépris total des finances de l'US Air Force. Tout le monde le félicite pour son libéralisme, parfaitement américain. Et cela même si celui-ci s'oppose parfois aux contraintes d'une armée en guerre, comme par exemple de commercer avec l'ennemi ou de louer les avions mis à sa disposition pour détruire une base américaine.
Face à de tels personnages, les quelques protagonistes sympathiques, qui veulent avant tout survivre à la guerre, comme Yossarian ou l'aumônier, la vie devient un enfer, une suite d'épreuves kafkaïennes. Le rouleau-compresseur administratif, la toute-puissance des gradés de rangs supérieurs et l'absurdité de leurs raisonnements ne leur laissent pas de choix : obéir et donc probablement mourir. Il est rare de lire des satires aussi bien faites que Catch 22. Joseph Heller y critique avec force et un humour grinçant une administration militaire qui écrase les soldats, les soumet aux volontés de membres de l'état-major qui servent en premier lieu leurs intérêts personnels, carriéristes ou financiers. Il s'attaque aussi aux emblêmes américains du libéralisme, du patriotisme et à l'image héroïque de l'aviateur ricain. Car, violents, lâches, irrespectueux, Yossarian, ses camarades et ses supérieurs renvoient également le lecteur aux aspects les plus sombres de l'humanité : bassesse et mépris de la vie d'autrui et des valeurs dont la défense est souvent affirmée, rarement réalisée.