Vue cavalière - Wallace Stegner

Il y a plusieurs années que Vue cavalière se trouve dans la liste des livres que tu souhaites lire. Tu te souviens parfaitement des circonstances qui t'ont amené à l'ajouter (une présentation par un invité ou une invitée de la librairie Charybde). Par contre, tu ne sais plus avec quels arguments cette personne t'avait convaincu de le sélectionner pour une future lecture. Néanmoins, il s'avère qu'il ne s'agissait pas là d'une erreur, ce roman représentant une des meilleures que tu aies faites en cette première partie de l'année 2018.

Bien que Vue cavalière soit le lauréat du National Book Award de 1977, tu ne connaissais absolument pas son auteur, Wallace Stegner. Né en 1909 et décédé en 1993, celui qu'on surnommait le « Doyen des écrivains de l'Ouest » a enseigné à nombre d'écrivain(e)s réputé(e)s. Il a, par ailleurs, reçu le prix Pulitzer en 1972 pour son roman Angle d'équilibre. Cette figure majeure de la littérature américaine moderne a signé de nombreux livres, fictions, essais, biographies, dont plusieurs possèdent une fort bonne réputation. Portrait d'un couple de retraités qui se voient vieillir et s'interrogent sur ce qu'ils ont réalisé dans leur vie, Vue cavalière en fait partie.

Cette histoire t'a saisi pour plusieurs raisons. En premier lieu, les deux personnages principaux et leur relation. Joe Allston est un ancien éditeur, que sa femme, Ruth, essaie de persuader d'écrire ses mémoires. En effet, la multitude de personnalités du monde des lettres qu'il a côtoyées tout au long de sa carrière représente une matière riche pour une autobiographie passionnante. Cette profession apparaît en soi comme d'un intérêt évident. Néanmoins, Wallace Stegner ne s'y attarde pas beaucoup, sinon pour introduire des personnages et des situations qui pousseront les Allston à une réflexion sur leur âge. Tu aborderas cet aspect majeur du récit un peu plus loin (il s'agit de la troisième raison, et non la moindre, pour laquelle Vue cavalière s'avère un roman passionnant). Au premier abord, ce récit frappe surtout par la justesse avec laquelle l'auteur met en scène et dépeint deux êtres humains et leur relation conjugale, leur intimité. Marquée d'affection, mais aussi de points d'achoppements, elle apparaît totalement crédible, naturelle. Le couple se révèle attachant, autant de par cette authenticité que par sa sympathie, des gens que tu aimerais connaître et côtoyer. Réussir à générer de tels sentiments chez le lecteur ou la lectrice (en tout cas toi) représente un tour de force de la part de Wallace Stegner. Rien n'est plus dur que de rendre des personnages aussi vivants, sans qu'à aucun moment tu ne trouves à redire sur eux, la façon dont ils se comportent, les mots qu'ils utilisent. Sur cette base solidement posée par un auteur visiblement maître absolu en la matière, le récit peut alors se déployer sans jamais que tu ne trouves d'éléments pouvant suspendre ton incrédulité. Tu n'as plus qu'à te laisser porter.

Joe rechigne à s'atteler à l'écriture de ses mémoires. Il réalise toutefois, épisodiquement, le tri de ses papiers. Il retrouve ainsi des carnets de notes prises pendant un voyage effectué par le couple au Danemark en 1954. Par sa mère, en effet, Joe est d'origine danoise. Lui et Ruth s'engagèrent dans une sorte de pèlerinage dans le pays, et sur les lieux, où vécut Ingeborg Heegaard. Ils furent aidés en cela par la propriétaire de l'appartement qu'ils louèrent pendant leur séjour, la comtesse Astrid Wredel-Krarup. La lecture de ce journal représente pour le couple l'occasion de revenir sur un épisode marquant de leur vie conjugale, sur lequel tu ne t'attarderas pas davantage. Tu as pris grand plaisir, de par ton attachement pour le Danemark, à te rendre compte que Vue cavalière, alors que tu ne t'y attendais pas, était aussi, en quelque sorte, un roman sur cette contrée scandinave. On y découvre un témoignage amusant, juste et respectueux de la réalité de la Copenhague des années 50, ainsi que des habitants de la capitale danoise et de la campagne du Sjaelland. Cela dit, il se pourrait qu'un autre lecteur ou une autre lectrice, connaissant moins le pays des Vikings ne se trouve pas, ou moins, touché(e) par ces éléments.

Par contre, il se révélera difficile pour quiconque de ne pas être atteint par la profondeur du récit et son sujet de réflexion. Wallace Stegner signe avec Vue cavalière une histoire qui te plonge au contact d'un couple au seuil du troisième âge. Eux-mêmes en prennent conscience au travers de plusieurs choses : des décès parmi leurs amis ; l'image que leur renvoie un de leurs visiteurs plus jeune ; la déliquescence d'un voisin condamné par une maladie de personne âgée ; leur propre affaiblissement physique. Face à cette série de constatation, Joe et Ruth s'interrogent. La lecture des carnets de notes danois n'arrange rien. Il se révèle comme un catalyseur d'une réflexion sur ce qu'ils ont pu réaliser, ou pas, tout au long de leur vie : la carrière d'écrivain avortée de Joe ; leur couple, qui aurait pu ne pas perdurer à l'issue de ce voyage si marquant au Danemark. Vue cavalière apparaît donc au final comme un récit d'une portée universelle. Quel lecteur, quelle lectrice, sauf peut-être un(e) jeune (disons en dessous de 30 ans), peut ne pas se sentir concerné(e) par ces questions ? Quel regard porter sur son passé, ce qu'on a accompli, les chemins que l'on n'a pas suivi ? Regrets ou satisfactions ? La lecture du roman de Stegner ne fera pas partie des premiers.

Vue cavalière (The Spectator Bird), Wallace Stegner (1976), traduit de l'anglais par Éric Chédaille, Libretto, janvier 2011, 306 pages, 9,70€

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