Tout commence avec une évocation des mémoires de Maria Christine von Blohme. En particulier d'un passage très précis, assez anecdotique, dans lequel elle décrit les visites nocturnes de son père, Christian von Tornefeld, dit le cavalier suédois, pendant qu'il se trouvait à la guerre aux côtés de Charles XII, roi de Suède. Or, la toute dernière de ces visites se passa juste avant qu'elle n'apprenne sa mort, survenue plusieurs semaines avant. Comment cela se pouvait-il ? Si Maria Christine von Tornefeld, devenue par mariage von Blohme, ne sut jamais pourquoi, Leo Perutz entreprend de l'expliquer, transformant, comme il semble aimer le faire (cela était déjà le cas dans La Troisième balle), l'anecdote en épopée truculente.
Le roman se déroule au début du XVIIIe siècle, quelque part dans la campagne allemande (qui n'était pas l'Allemagne, mais plutôt le Saint-Empire romain germanique), près de la frontière avec la Pologne (qui s'appelait bien la Pologne, mais couvrait plus d'espace qu'aujourd'hui). Nous sommes en plein hiver et deux manants errent à la recherche d'un refuge. Le premier, un voleur surnommé Piège-à-Poules ; le second, Christian von Tornefeld, jeune noble d'origine suédoise qui a déserté les rangs de l'armée germanique afin de rejoindre ceux de Charles XII. Après être tombé amoureux de Maria Agneta von Krechwitz-Kleinroop, la promise de Christian von Tornefeld, le bandit se débrouille pour faire disparaître son compagnon. Il l'envoie aux forges de l'évêché et prend sa place, après deux années d'une campagne de larcins dans les églises de la région qui lui a permis de se remplir les poches.
Le Cavalier suédois apparaît comme un roman d'envergure, même s'il n'en donne pas l'impression à première vue. Court, une histoire assez basique, mais narrée de manière à toujours placer le lecteur dans un état d'attente, une certaine forme de suspense qui le pousse à dévorer le livre en un rien de temps. Mais il s'agit surtout d'un texte qui plonge au cœur de l'âme humaine. Les personnages mis en scène se révèlent ambivalents. Piège-à-Poules ne démontre aucun scrupule, prompt à la tromperie et aux malversations. Pourtant, devenu Christian von Tornefeld, il se présentera comme un maître de domaine très compétent et relativement juste (n'exploitant pas trop ses sujets), en tout cas qui chassera ceux qui arnaquaient Maria Agneta. Il s'avère sans pitié pour les membres de la bande d'Ibitz-le-Noir, dont il ne gardera qu'une poignée avec lui au moment de la débâcle face aux hussards du baron Maléfice. Mais il se montrera aussi humain et reconnaissant quand le Torcol et Veiland, deux de ses anciens acolytes, lui demanderont de l'aide et qu'il les prendra à son service.
Toutefois, il ne devra sa fortune que grâce à un pacte avec le diable, incarné par le personnage du meunier, le roulier de l'évêque – même s'il n'apparaît pas clairement, pour le voleur y compris, au moment où il conclut cet accord maléfique qu'il s'agit d'un tel échange. Il lui en coûtera cher et son destin, comme celui du jeune homme enchaîné dans l'enfer sur Terre que représentent les forges de l'évêché, finiront par s'accomplir. Quant à Leo Perutz, il ne doit qu'à son talent de conteur, à sa dextérité dans la mise en scène de protagonistes hauts en couleurs et marquants, de mener avec habileté et une maîtrise parfaite une histoire qui ne laisse, dans son déroulement, rien au hasard. Picaresque, avec ce « héros » bandit de grand chemin qui se joue des hussards et prend la place d'un noble, Le Cavalier suédois s'avère toutefois assez sombre. Il tient plus du drame, même s'il réussit parfois à faire sourire. Il se révèle en résumé, de la richesse assez rare qui fait les grands romans.