Hildegarde - Léo Henry

Tu l'attendais depuis longtemps, ce livre « sérieux ». Tu en entendais parler depuis des années. L'auteur était venu en discuter à Charybde, alléchant le public alors réuni, pendu à ses lèvres, d'anecdotes sur ce personnage historique d'abbesse allemande, visionnaire, musicienne, sainte. Tu disais que ce bouquin marquerait un tournant dans la carrière d'un des meilleurs écrivains contemporains, qu'il brillerait enfin, avec un ouvrage de littérature blanche, aux yeux d'un autre lectorat que celui des amateurs de science-fiction. Nous sommes le samedi 21 avril 2018. Tu le tiens entre les mains. Hildegarde, de Léo Henry.

Il s'avère assez lourd, compte un peu plus de 500 pages. La couverture, en carton souple à rabats, est douce au toucher. Tu la caresses voluptueusement. As usual, l'illustration est signée Stéphane Perger. Blanche et… verte, elle représente des branchages, un lierre ou une autre plante grimpante qui se love autour du titre dans une police d'inspiration médiévale, imaginée par Laure Afchain. Le dessinateur ayant laissé, les soulignant même carrément d'un trait épais, les lignes d'esquisses structurant le lettrage et la forme végétale, le caractère graphique de l'ensemble ressort clairement. Un peu intuitif, tu pressens que ce bouquin sur une religieuse n'est pas – seulement – un livre mystique, mais – aussi – un livre moderne et scientifique. Tu retournes l'ouvrage pour commettre le sacrilège suprême et parcourir la quatrième de couverture. En même temps, tu viens d'écouter pendant 45 minutes Léo Henry parler de ce livre, répondre avec fébrilité (il paraissait un peu nerveux ; tu trouvais ça choupi) aux questions de Hugues Robert De Charybde. Tu cernes assez bien le sujet pour ne pas craindre un dévoilement impudique (voire un viol) de l'intrigue par l'équipe éditoriale. Tout au plus risques-tu une foulure de l’œil en te heurtant à une énorme coquille. Bref, ton organe visuel capte les mots « croisade », « Jérusalem », « visionnaire », « prophétesse », mais aussi « compositrice », « linguiste », « botaniste » et « doctoresse », autant de termes qui confortent cette impression d'un ouvrage cartésien donnée par l'illustration de Perger.
Tu retournes à nouveau le pavé que tu tiens entre les mains. Sous tes yeux, la couverture offre son dernier secret : le nom de la société d'édition. La Volte est une très bonne maison, à qui on doit la chance de pouvoir lire des auteurs inestimables et des textes grandioses : dernièrement le Toxoplasma de David Calvo, plus anciennement, Chromozone et Le Déchronologue de Stéphane Beauverger, la série Narcose de Jacques Barbéri, Jeff Noon… Mais s'agit-il de la structure adaptée pour Hildegarde ? Grâce à elle, et par l'intermédiaire de ce livre qui n'inonde pas les librairies de France et de Navarre, que tu ne vois pas en têtes de gondole du rayon littérature française de la FNAC® et de CulturaTM, Léo Henry deviendra-t-il célèbre dans le monde entier ? Pourra-t-il tisser des amitiés avec Yann Moix et Frédéric Beigbeder, en faire des frères de coke, à défaut de frères de sang ? Pourra-t-il se faire payer des tournées de martinis au Café de Flore par Bernard Pivot, après la réception de son Goncourt ? Comme épée d'Académicien, financée par les « voltés », choisira-t-il une rapière ou une bâtarde ? Léo Henry a approché des éditeurs mainstream, sans qu'aucun ne daigne ajouter l'ouvrage à son catalogue. Hildegarde possède donc peu de chance de se vendre énormément en dehors des cercles de la SF et des admirateurs de la prose de l'auteur.
Néanmoins, mieux vaut une publication de Hildegarde chez La Volte, que pas de publication du tout. Tu remercies la maison d'édition de t'offrir la possibilité de tenir cet ouvrage entre tes mains. Et au moment de l'ouvrir pour le feuilleter, tu découvres logiquement la maquette habituelle de l'entreprise clamartoise, en police éponyme, agréable à parcourir, et, pour les premières lettres de chapitre, les coquettes lettrines de Laure Afchain, agrémentée d'enluminures végétales réalisées par Stéphane Perger. Avec tout cela, le dernier roman de Léo Henry apparaît comme un bel objet que tu n'as pas honte d'exhiber dans ta bibliothèque.

Ce bouquin parle dons de Hildegarde de Bingen. Parce que dit comme ça, avec son titre et sa quatrième de couverture, cela paraît évident. Cela se révèle moins explicite quand on entame la lecture. Tu vas donc t'attarder un peu sur le contenu du livre, qui n'a rien à voir avec une biographie, mais pourrait plutôt s'apparenter à une hagiographie d'un genre nouveau, un peu foutraque mais bien foutue.
Hildegarde de Bingen est un personnage atypique du XIIe siècle, née vers 1098 et morte en 1179. Dès son plus jeune âge, elle prétend recevoir des visions, qu'elle cache jusqu'à ses 42 ans, quand l'Esprit Saint lui interdit de les garder secrètes plus longtemps. Le Pape Eugène III les approuvant, la notoriété de la femme croît et elle quitte le couvent bénédictin du Disibodenberg pour fonder, avec les onze sœurs qui acceptent de la suivre, l'abbaye de Rupertsberg. Puis, vingt ans plus tard, elle crée celle d'Eibingen. Mais Hildegarde de Bingen est aussi connue pour ses travaux en matière médicale, ses talents de compositrice et l'invention d'une langue parlée d'elle seule, la Lingua Ignota.
Tout cela, Léo Henry l'évoque tout au long de son livre. Toutefois, presque tout ce qui a trait à la figure centrale du roman n'est abordé qu'indirectement, par un chœur de narrateurs et narratrices n'ayant pas toujours côtoyé le personnage, dans le Vita Hildegardis ; par le biais d'un catalogue de saintes et visionnaires l'ayant précédée, dans Cologne ; en s'intéressant à Jean Trithème (Trithème), cryptographe du XVe siècle qui chercha à comprendre la Lingua Ignota et la signification des cinq lettres (K A P H D) apparaissant sur les enluminures illustrant des visions d'Hildegarde ; en racontant, dans Disibod & Rupert, les existences des fondateurs, respectivement du monastère du Disbodenberg et de la ville de Rupertsberg. À tel point que la plupart des chapitres ne paraissent pas posséder, à première vue, ou alors seulement très indirectement, un rapport avec la religieuse visionnaire. Tu lis ainsi une chronique de la première croisade par un Tafur (Jérusalem), les tribulations d'un conteur à Mayence pendant la diète de Barberousse en 1184 (Mayence) et Le Légendaire, crossover mythologique rassemblant les protagonistes des principaux contes germaniques (Parzival, Siegfried, Dietrich von Bern). Seuls deux sections mettent en scène l'abbesse de Bingen, ou lui donnent la parole : Le Lapidaire, à la fois discussion entre elle et son secrétaire, Volmar, au sujet de la place de la musique dans les saintes écritures, et référence aux travaux de la guérisseuse qui attribuait des vertus médicinales aux minéraux ; quant à l'Apocalypse, racontée par la bénédictine (du moins l'as-tu compris ainsi), il résume une partie de son œuvre de visionnaire et clôt pertinemment le roman.
Mais peux-tu parler de roman en évoquant Hildegarde de Léo Henry ? La construction déchronologique et l'absence d'une histoire à proprement parler, Hildegarde de Bingen n'apparaissant que comme le fil conducteur d'une succession de récits dépeignant une époque, ses habitants et leurs mœurs, rendent cet ouvrage atypique. Léo Henry n'aime pas écrire des livres comparables à d'autres. Il adore l'écriture sous contraintes, moderne, voire, vas-y carrément, avant-gardiste, qui donne généralement des résultats inattendus, même si rien n'est jamais laissé au hasard, dans aucun des textes de l'auteur strasbourgeois, et encore moins dans celui-ci.

Hildegarde résulte de recherches documentaires conséquentes, qui se sont étalées sur près d'une dizaine d'années. La lecture du livre permet de s'en rendre compte. Loin de traiter uniquement de la sainte visionnaire, comme tu l'expliquais précédemment, il décrit une époque, celle de la première croisade, ses figures entrées dans les légendes. Un univers complètement différent du nôtre, en fin de compte, et qu'un écrivain sérieux ne peut rendre qu'à l'issue d'un travail consciencieux. D'où l'aspect scientifique du livre, que tu évoquais quelque part vers le début de cette chronique qui ne semble pas vouloir se finir, cette impression d'érudition qui s'en dégage.
Hildegarde est un ouvrage tellement « sérieux » qu'en achevant sa lecture, tu te trouves dans un état dubitatif. Tu t'es même ennuyé à un moment donné (ouais, Le Lapidaire t'a saoulé, en sale mécréant que l'interprétation scripturaire emmerde royalement). Tu penses que Léo Henry a composé son roman en oubliant que la plupart de ses lecteurs n'a pas passé 10 ans à réaliser des recherches sur le personnage, n'a pas tout lu ce qui avait pu s'écrire à son sujet, n'a pas rencontré des spécialistes de la question, ne s'est pas déplacée sur les lieux foulés par la religieuse allemande. La construction déchronologique, l'alternance des formes de narrations, les changements de styles de récits n'arrangent évidemment pas ton impression t'avoir été largué sans ménagement au fond d'un puits insondable de sciences humaines.
Bref, ton premier ressenti s'avère assez négatif, en tout cas pas enthousiaste. Tu admets mieux, alors, la réaction des éditeurs mainstream, qui n'ont sûrement pas été nombreux à avouer à Léo Henry qu'ils n'acceptaient pas son manuscrit parce qu'ils n' avaient rien compris. Les plupart des membres de cette profession ne sont pas plus cultivés que la moyenne. Ils ne lisent d'ailleurs pas forcément plus de livres que toi. Il t'aura fallu prendre un peu de recul, laisser passer quelques jours. Il t'aura fallu te rappeler que l'auteur alsacien est un des plus grands écrivains français de ce début de siècle, qu'il n'a pas pu commettre une telle erreur. Ou alors volontairement, donc que ce n'en constitue pas une. Léo Henry n'aime pas les révélations, livrer avec mode d'emploi les personnages qu'il met en scène, ni les univers dans lesquels évoluent ces derniers. Comme dans ses nouvelles de Point du jour ou celles d'Yirminadingrad, écrites avec son comparse Jacques Mucchielli, il te plonge directement, pas seulement in media res, mais in obscuris res, si tu te permets d'inventer des termes littéraires. Tu as besoin de quelques pages pour s'habituer au noir, percevoir les contours des décors et des protagonistes, les appréhender afin d'avancer, l'esprit d'abord chancelant, puis de manière de plus en plus assurée, dans ces mondes qu'il t'offre. Dans Hildegarde, chaque chapitre apparaît comme une nouvelle session de colin-maillard, dont le lecteur se trouve chaque fois dans la position du chasseur aux yeux bandés. Il aura donc fallu t'atteler à cette chronique qui, tu le promets, va s'achever avant la fin des temps, pour creuser un peu le sujet, éplucher ses différentes parties, réaliser toi aussi un travail documentaire, succinct, sur Hildegarde de Bingen, pour mieux comprendre la structure du livre, l'articulation des chapitres et comment chacun parle de l'abbesse et de tout ce qu'elle accomplit. Conclusion : ce livre constitue une œuvre majeure, qui s'avérera majoritairement incomprise par ceux qui la liront en passant. Tu te trouves face à un roman total. Léo Henry y excelle dans tous les styles, historiques, biographiques, fantastiques... Il prouve une maîtrise de toutes les formes de narration, omnisciente, interne, externe, objective, subjective et même celle qui a tes faveurs sur ce blog, ce tu qui te rends complice des protagonistes du récit, de cette critique quasi dithyrambique. Il se montre capable de faire éprouver tous les sentiments, de l'horreur à la joie. Mais surtout une admiration à son encontre car il sert, avec Hildegarde, une nouvelle et grande page de la littérature française.

Hildegarde, Léo Henry (2018), La Volte, avril 2018, 480 pages, 20€

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