En abordant différents exemples tirés de son expérience personnelle, de son parcours d’autrice et de réalisatrice, Virginie Despentes livre, dans King Kong Théorie, une sorte d’état des lieux de la condition féminine, en France, en 2006. Ceci dans une prose directe, émaillée de termes qui peuvent paraître grossiers mais qui ne choquent que les grenouilles de bénitiers ou ceux qui cherchent une accroche pour discréditer son texte. Tu dis cela parce que tu as parcouru rapidement quelques critiques négatives au sujet du livre, qui attaquaient Despentes sur ce point. Or, il n’y a rien, dans son langage, qui dépasse la grossièreté qu’on peut entendre couramment dans les films et les séries TV, dans la rue et les transports en commun, dans d’autres bouquins qui ne racontent pas le confinement à la campagne des bourgeois bretons ou les mondanités de la jet-set. Bref, qui s’intéressent à la vie des vraies gens. Si certains ont été dérangés par cet ouvrage, c'est sans doute moins à cause de sa forme, quoi qu’ils en disent, qu'en raison de son fond.
Despentes évoque d’abord son viol, avec une amie, par trois hommes, lorsqu’elle était adolescente. Elle s’attarde un peu sur le mécanisme qui pousse une victime d'une agression de ce genre à ne pas se défendre : peur de se faire tuer, conditionnement à ne pas utiliser la violence… qui se retournent en fait contre elles. « Une femme qui tiendrait à sa dignité aurait préféré se faire tuer ». Elle interprète les motivations des violeurs comme allant au-delà du simple désir sexuel. Mais surtout elle évoque la capacité qu’elle a eue à se remettre de cette agression. Autant en raison de la nature inhérente du danger dans la vie des femmes qui ne veulent pas rester cloîtrées, que parce que ce viol « est en même temps ce qui [la] défigure, et ce qui [la] constitue ». Cette vision déstabilise au premier abord. En effet, on imagine plus volontiers qu'une victime s’effondre complètement après cela, plutôt qu'elle continue à vivre comme si de rien n'était (ou à peu près). Or, constat amer, la quantité de crimes sexuelles perpétrés chaque année, et a fortiori le nombre de femmes qui ont été ou seront agressées sexuellement au cours de leur existence, s’avère horriblement élevé. Beaucoup d’entre elles réussissent donc à s’en remettre, tant bien que mal. Souvent, en n’en parlant pas, en évitant de le nommer comme tel, car dans beaucoup de cas, cela se retourne contre elles1.
Puis l’autrice raconte ses années de prostitution. Là encore, elle ne décrit pas cette activité telle que le grand public l’imagine : une personne en tenue provocante arpentant un trottoir, la nuit. Quand Virginie Despentes se prostituait, c'était de manière indépendante, ponctuelle, et elle sélectionnait ses clients par l’intermédiaire de forums de discussion sur minitel. La Start-Up Nation avant l’heure, en quelque sorte (et plus qu’on ne croit, car qu’est-ce que le travail salarié sinon une forme de prostitution, éventuellement intellectuelle, qui peut salir et dans laquelle on peut trouver des avantages ?). Pour la jeune femme d'alors, il s'agit d'une source d’argent considérable et facile, mais aussi l’obligation de s’intéresser aux attributs féminins, notamment vestimentaires. Pour cette punk, cela représente l’occasion de comprendre un peu mieux le comportement des hommes vis-à-vis de la féminité. Expliqué par Virginie Despentes, ce dernier apparaît un tant soit peu ridicule.
Surtout, cette partie permet à l’autrice de montrer les contradictions des politiques de lutte contre la prostitution. Elles n’ont pas tant pour but, d’après elle, de faire disparaître cette pratique, que de l’éloigner des quartiers où ceux qui les décident vivent (et consomment :« Si les putes jusqu’alors s’installaient volontiers dans les quartiers huppés, c’est que les clients étaient là, s’arrêtant pour une pipe rapide avant de rentrer à la maison »). Selon Despentes, l’activité des prostituées menace la notion de mariage, forme de prostitution institutionnelle. Tu uses de précautions ici (« selon » ou « d’après Despentes »), bien que son raisonnement se tienne, particulièrement s’il est appliqué à un cadre bourgeois et/ou si on passe outre les idées reçues et les biais, les Not all marriages dont on se fout.
Enfin, la dernière partie du livre parle de la pornographie, avec comme exemple le film Baise-moi, co-réalisé par Viriginie Despentes et Coralie Trinh Thi, et adaptant le roman de la première. Interdit au moins de 18 ans, le long métrage fit scandale à sa sortie. King Kong Théorie s’interroge sur la place de du porno dans notre société, omniprésent mais en même temps dénigré, et ce qu’il dit de ses consommateurs. Évidemment, l’autrice révèle des contradictions, notamment entre ce que les hommes voudraient des femmes (une certaine nymphomanie) et leur réaction indignée quand elles s’y conforment (en assumant leurs fantasmes et leur sexualité).
Le bouquin se termine par une synthèse qui collationne les propos qui la précèdent, sans tendresse pour la gente masculine, car d’une justesse foudroyante et qui classe King Kong Théorie parmi les livres que tout le monde devrait lire. Les femmes, qui pourront, éventuellement, trouver des mots là où elles en manquaient (n'en étant pas une, tu les laisseras juger, mieux que toi, de ce que peuvent leur apporter ce texte). Les hommes, surtout, évidemment, que cela secouera un peu et qui, pour certains, peut-être, ouvriront les yeux.
1 Tu conseilles aux lecteurs et lectrices intéressé.es par le sujet, l’essai de Valérie Rey-Robert, Une culture du viol à la française, aux éditions Libertalia.