Asterios Polyp - David Mazzucchelli

Le confinement en raison de la pandémie de Covid-19, et l’inconséquence du gouvernement Macron qui l’a décidé subitement (et avec du retard), possède de multiples conséquences. Par exemple, tu n’as pas pu constituer un stock suffisant de bandes dessinées à lire pendant cette période de fermeture des librairies. L’occasion se présente de piocher dans les nombreuses BD que contient ta bibliothèque. Tu as ainsi relu Asterios Polyp, de David Mazzucchelli, auteur et dessinateur américain.

Ce roman graphique, publié par Casterman en 2010, a reçu plusieurs prix renommés, notamment 3 Eisner Awards et celui du jury du festival d’Angoulême. Cet ouvrage appartient donc, du moins d’un point de vue critique (tu ne sais pas si l’accueil par le public se révéla aussi bon), au meilleur niveau du 9ème Art. En ce qui te concerne, ta première lecture de la BD de Mazzucchelli date de 2012. À l’époque, tu l’avais beaucoup appréciée. Mais tu n’avais laissé nulle part de notes de tes impressions, et encore moins de chronique les livrant au reste du monde. Peut-être ne t’étais-tu pas senti apte, à ce moment-là, à formuler une analyse pertinente à son sujet. Tu vas tenter, aujourd’hui, sinon d’en apporter une intéressante, au moins de donner envie à d’autres de lire Asterios Polyp, une fois le confinement levé.

Le titre de la bande dessinée correspond au nom de son personnage principal. Ce dernier tient la chaire d’architecture à l’Université d’Ithaca, dans l’état de New York. La cinquantaine, il dispose d’une renommée internationale pour son œuvre, uniquement théorique, car aucun des bâtiments qu’il a imaginés n’a jamais été construit. Au début de la BD, il se trouve dans son appartement, dans une situation financière délicate et visiblement en proie à une certaine déprime. Un orage bat son plein et un éclair vient frapper l’immeuble. L’incendie se déclare. Asterios a tout juste le temps de saisir quelques affaires personnelles avant d’évacuer. Depuis la rue, il ne peut qu’assister, impuissant, à la destruction de son logement. Il quitte alors New York, en bus Greyhound, pour la destination la plus lointaine que lui permet l’argent dont il dispose sur lui…
Comment un architecte, certes de papier, mais de renom, s’est-il retrouvé dans une telle situation, avec l’envie, semble-t-il, de tourner la page d’un passé malheureux ?
David Mazzucchelli nous le décrit au moyen de flashbacks, tandis qu’Asterios, dans le présent, change radicalement de vie, se fondant, d’une certaine manière, dans le paysage américain moyen. Toute l’histoire est narrée par le jumeau d’Asterios, mort à la naissance, et donc, en principe, dénué d’existence. Mais ce regard omniscient, à la fois proche et lointain du personnage principal, permet de disséquer ce dernier. Il nous montre l’étendue de son talent, de son intelligence, mais aussi de ses défauts : condescendance, misogynie, complexe de supériorité… d’un mâle cinquantenaire, riche, jouissant de considération dans son milieu professionnel. L’auteur choisit cette approche, également, pour aborder les thèmes du double, des bifurcations de la vie, du destin en quelque sorte. Asterios Polyp n’apparaît pas, du moins au début du récit (et pas beaucoup plus à la fin), comme une personne sympathique. Il s'avère même détestable, et Hana, son épouse, artiste plasticienne réservée, avec toute sa sensibilité et son humanité, le démontre, par opposition, d’autant plus. Or, Mazzucchelli décrit le cheminement d’un homme sûr de lui et que des événements amènent à évoluer, à s'interroger sur lui-même et son rapport à l’existence, à autrui. Il procède avec beaucoup de subtilité, révèle une grande culture et en profite pour questionner la démarche artistique. Cela fait d’Asterios Polyp une œuvre remarquable d’intelligence et d’érudition, d’une hauteur qui te disqualifie sans doute (n’étant ni créateur de BD, ni spécialiste dans une quelconque science sociale ou humaine) de pousser ton analyse au-delà des évidences.

L'histoire est portée par un graphisme minimaliste. Le trait s’avère relativement simpliste, d’un niveau qui ne se veut pas, volontairement, virtuose, avec des lignes claires, focalisant l’attention du lecteur sur le récit plus que son vecteur. Toutefois, les dessins, figuratifs, tendent vers l’abstraction pour soutenir les réflexions théoriques de l’auteur, ou les émotions des personnages.
Mazzucchelli travaille en particulier deux aspects : la mise en page et les couleurs. La première n’emploie pas les canons du genre. Peu de planches sont intégralement découpées en cases. Ces dernières se positionnent plutôt au gré des besoins de la narration, en superposition d'illustrations de pleine page, aux côtés d'autres à fond perdu ou qui ne possèdent pas de cadre. Le format rectangulaire n’apparaît pas non plus comme une contrainte que s’est imposée l’auteur, qui utilise toute la gamme formelle à la disposition du dessinateur de BD. Le récit est séparé en chapitres clairement délimités par une page blanche, suivi d’une seconde disposant d'un motif central rappelant un élément emblématique des événements ultérieurs, ou évoquant une émotion tangible dans les feuillets suivants. Cette disposition offre à Asterios Polyp les attributs d’un véritable roman, les dessins remplaçant la plupart des mots, des phrases, comme on le rencontre rarement en bande dessinée.
De leur côté, les couleurs sont également utilisées avec une limitation formelle volontaire. Tu dirais presque avec parcimonie. Le plus souvent, Mazzucchelli n’en emploie qu’une par planche, mettant en avant de manière flagrante, par l’utilisation éventuelle d’une autre teinte, des choses qui viennent bousculer l’intrigue. La gamme de couleurs apparaît rapidement au lecteur comme un signe de temporalité, ou d’abstraction du récit. Les épisodes de flashbacks sont ainsi facilement identifiables, tout comme les événements qui appartiennent au monde des fantasmes ou des rêves. Là encore, on ne peut qu’être impressionné par le niveau de maîtrise du médium par l’auteur.

Asterios Polyp, David Mazzucchelli (2009), traduit de l'anglais par Fanny Soubiran, Castermanr, octobre 2010, 344 pages, 35€

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