Un pays à l'aube - Dennis Lehane

Le confinement dû au coronavirus est l’occasion de lire des pavés. Un pays à l’aube, de Dennis Lehane, avec ses 850 pages, s’avère représenter parfaitement cette catégorie de livres bons à caler une armoire. En réalité, ses qualités de page turner en garantissent une lecture rapide, malgré son épaisseur.

Tout le monde connaît Dennis Lehane, au moins de nom, sinon les titres de quelques-uns de ses romans. En ce qui te concerne, tu n’avais lu jusqu’à maintenant que Mystic River, mais tu avais vu les adaptations cinématographiques de Gone, Baby, Gone et Shutter Island. De quoi accumuler une certaine confiance à l'égard des œuvres de l’auteur américain. Plus précisément, bostonien. Or, Un pays à l’aube, comme d’autres de ses textes, se déroule dans la capitale du Massachussetts, où il a grandi. Il décrit ici, toutefois, la Boston du début du XXème siècle, juste après la fin de la Première Guerre Mondiale et jusqu’en 1919, année mouvementée, notamment avec la grève des policiers.
Dennis Lehane met en scène deux personnages principaux, qui lui permettront, sous différents angles, de dépeindre la société américaine de l’époque, et les événements qui vont la bouleverser.
Le premier, Danny Coughlin, est fonctionnaire au Boston Police Department. Fils de capitaine, issu d’une famille irlandaise, rescapé de l’attentat anarchiste contre le poste de Salutation Street de 1916, il est promis à un avenir glorieux au sein du BPD. Malheureusement pour sa carrière, il ne possède pas l’esprit calculateur de son père, a grand cœur et accepte mal les injustices que l’Administration fait subir à son corps de métier.
Replaçons les choses dans leur contexte.
Les États-Unis sont engagés dans la guerre en Europe depuis 1917, ce qui a entraîné une inflation. Les policiers touchaient déjà de bas salaires avant le conflit. Or, avec l’augmentation du coût de la vie de 73%, ils vivent alors pour la plupart en dessous du seuil de pauvreté. Ils se retrouvent moins bien payés, par exemple, que les conducteurs de tramway ou les dockers. Ils doivent, de plus, financer eux-mêmes leur équipement, notamment leurs uniformes et les munitions pour leurs armes. Ils travaillent souvent 80 heures par semaine, 6 jours sur 7. La mairie de Boston se refuse à augmenter les salaires, ce qui entraîne petit à petit la transformation du Boston Social Club, l’association des policiers, en un syndicat. Or, Dennis Lehane imagine Danny Coughlin comme le leader du mouvement de protestation, d'où découleront évidemment quelques frictions entre le jeune homme et l’Administration, ainsi que sa famille.
La deuxième personne, Luther Laurence, arrive à Boston après quelques déambulations malheureuses dans plusieurs villes des Etats-Unis. D’abord l’Ohio, d’où ce Noir est originaire, et où il travaille dans une usine d’armement. La mobilisation a libéré des emplois pour les Noirs. La fin de la guerre sert de prétexte aux dirigeants des entreprises pour renvoyer les travailleurs actuels afin d'offrir leurs postes aux soldats démobilisés, en tout cas les Blancs. Luther quitte donc Sommerfeld pour Tulsa dans l’Oklahoma, où une communauté noire aisée prospère, et dont font partie des parents de son amie Lila, qui se trouve d’ailleurs enceinte. Malheureusement, les choses se passent mal. Pour arrondir son salaire de groom dans un hôtel, Luther travaille pour un mafieux local et à la suite d’une scène tragique, il doit fuir, laissant derrière lui femme et futur enfant. Il rejoint Boston, où on lui fournit un emploi au service des Coughlin.
Ces deux personnages s'avèrent attachants, sympathiques par bien des aspects, mais possèdent aussi des noirceurs qui les rendent humains. Dennis Lehane s’efforce également de dépeindre avec beaucoup de soins nombre de protagonistes secondaires, parfois peut-être de manières légèrement archétypale, par manque de « place » pour sonder plus avant leurs personnalités, ou pour renforcer leur rôle dans le récit.

Ton résumé précédent permet de comprendre comment les chemins de Luther et Danny vont se rejoindre. Tous deux vivront, chacun de leur point de vue et position sociale, les événements de l’année 1919, en plus d’autres péripéties qui leur seront propres.
Ainsi, au début du roman, le policier se voit affecter, en échange d’une promesse de promotion au grade d’inspecteur qu’il ambitionne, une mission d’infiltration des mouvements anarcho-communistes, qui effraient les autorités. Certains groupes, effectivement, comme les galléanistes, prônent l’action directe, liberté d’agir que certains poussent à l’extrême en planifiant des attentats. Toutefois, les États-Unis, en tout cas les capitaines d’industries et autres hommes d’affaires, craignent surtout une révolution prolétarienne comme celle de Russie. Dennis Lehane dresse donc, au travers de cette enquête sous couverture dans les organisations « bolcheviks », le portrait des remous au sein de la société américaine, et de la classe ouvrière. Ils déboucheront sur les nombreux mouvements de grèves lancés en 1919 dans plusieurs grandes villes, notamment Seattle, Cleveland et Boston.
Un pays à l’aube décrit de manière convaincante, sans tomber dans le manichéen, les motivations des différentes factions. Danny, qui possède une fibre socialiste, n’apparaît pas en phase avec ses supérieurs – dont son parrain, l’infâme lieutenant Eddie McKenna. Ceux-ci voient tous les bolcheviks comme des terroristes, quand la plupart se limite à dénoncer pacifiquement l’exploitation de la main-d’œuvre par le patronat.
De son côté, Luther subit, comme tout citoyen américain noir, les abus répétés et quasi-systématiques des Blancs. Là-encore, Lehane construit habilement son récit, pour ne pas exclure cet aspect majeur du contexte. Les Noirs commencent en effet à lutter pour l’égalité des droits au travers d’associations comme la NAACP. Mais il faudra encore attendre longtemps avant l’abolition des lois Jim Crow, et même si certains personnages (blancs) ne considèrent pas comme importante la couleur de peau, ils n'agissent en rien pour faire évoluer les choses.
Le récit s’avère donc riche, et bien rythmé. Tu l’as déjà dit, Un pays à l’aube est certes épais, mais il se lit très vite. Les pages s’enchaînent avec facilité, car le style de Lehane, malgré quelques tentatives lyriques – un peu lourdes ou trop alambiquées –, peut se décrire comme simple et efficace.

Un troisième personnage revient régulièrement. Ses apparitions servent d’introduction aux grandes parties du roman et fournissent un contrepoint, ou un appui, à la narration des péripéties de Danny et Luther. Elles permettent à Dennis Lehane de prendre un certain recul. Sans doute, également, supposes-tu, Lehane s’autorise-t-il, par leur intermédiaire, à exprimer sa propre opinion sur les événements qu’il raconte. Car cet avatar de l’auteur, ce joueur professionnel de baseball, membre des Red Sox, nommé Babe Ruth, appartient à cette petite faction de l’Amérique qui réussit grâce à son talent – Babe Ruth a connu une enfance difficile – plus que par sa position sociale. Il apparaît assez moderne dans ses idées – il ne se montre pas raciste, ne vois pas d'un mauvais œil les mouvements de grèves de 1919 –, a un peu honte de ses concitoyens.
Babe Ruth est un personnage réel, un des plus célèbres joueurs de baseball, figure emblématique de l’équipe de Boston, jusqu’à son transfert chez les New York Yankees en 1919. Ce placement d’une personnalité historique dans ce texte – et le premier d’une longue série – te permet d’aborder un élément essentiel d’Un pays à l’aube : la véracité des faits évoqués.
Globalement, Dennis Lehane reste fidèle à l’Histoire. Il dépeint une Boston des années 1910 crédible, il n’oublie aucun événement marquant de l’année (comme l’inondation de mélasse du 15 janvier) et les grandes lignes sont respectées. Toutefois, il suffit de se renseigner un peu pour découvrir quelques manipulations habiles de l’auteur qui servent son récit. Le personnage du maire, Andrew Peters, s'avère ainsi enjolivé, car sa « maîtresse » de 14 ans mérite apparemment plutôt un statut de victime de ses abus sexuels. Le déclencheur de la grève, qu’on comprend être dans le roman, le renvoi des meneurs du Boston Social Club, n’a pas eu lieu à ce moment-là et ne constitue pas l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Probablement Lehane a-t-il pris d’autres libertés avec les faits, mais cela reste relativement anecdotiques et Un pays à l’aube se révèle une référence intéressante pour qui souhaite se pencher sur l’histoire des luttes sociales aux États-Unis.

Le livre pourra également intéresser tout lecteur que le contexte actuel en France ne laisse pas indifférent (tu te demandes bien qui peu s’en désintéresser). Car nous nous trouvons actuellement dans une situation qu’on peut rapprocher de celle de 1919, une époque de nouveaux combats, non pas pour obtenir, mais pour maintenir les acquis sociaux. Dans ce contexte, le rôle des policiers, qui eux aussi doivent parfois rappeler leurs droits à l’Administration, s'avère assez proche de celui de leurs homologues bostoniens du début du XXème siècle. Ils réagissent surtout de la même façon : au lieu de s’associer aux manifestations, la plupart se rangent facilement du côté des puissants. Ils obéissent aveuglément, et avec un certain plaisir, voire un plaisir certain, pour casser les mouvements de grèves et tabasser les travailleurs révoltés, ces sales « anarcho-gauchistes », ces bolcheviks du XXIème siècle.

Un pays à l'aube (The Given Day), Dennis Lehane (2008), traduit de l'anglais par Isabelle Maillet, Rivages, Noir, août 2010, 866 pages, 10,65€

Haut de page