Libres d'obéir - Johann Chapoutot

Sous-titré Le management, du nazisme à aujourd’hui, l’essai Libres d’obéir, de Johann Chapoutot, paru fin 2019/début 2020 chez Gallimard, ne pouvait qu’attirer ton attention. Travaillant au sein de grandes structures, tu sais comment s’y opère la direction des ressources humaines (mal en général). Le texte semblait, au premier abord, rapprocher ces pratiques et une idéologie qui a encouragé des génocides. Intéressant, évidemment.

Tu te dois, toutefois, d’évacuer immédiatement les espoirs du lecteur potentiel, qui souhaiterait trouver matière à traiter ses managers de fascistes. « Il ne s’agit pas de dire que le management a des origines nazies – c’est faux, il lui préexiste de quelques décennies – ni qu’il est une activité criminelle par essence » nous dit le prologue. Raté.
Le « libres d’obéir » ne fait pas non plus référence aux conclusions du procès de Nuremberg, indiquant le devoir, pour qui reçoit un ordre illégal, de refuser de l’exécuter. Il n’y a pas de réelle liberté d’obéir dans le management nazi de la ressource humaine, comme le montre l’analyse présentée dans ce livre.
L’essai décrit en réalité des méthodes imaginées par « de jeunes juristes, universitaires et hauts fonctionnaires du IIIe Reich », notamment Reinhard Höhn, et mises en pratique pour gérer la machine nazie, une industrie tournée vers la guerre et un territoire en expansion. Son auteur, Johann Chapoutot, né en 1978, « est un historien spécialiste d’histoire contemporaine et du nazisme » nous dit Wikipédia. Il est lauréat de nombreux prix pour sa thèse de doctorat (Le National-socialisme et l’Antiquité, 2006) et son mémoire d’habilitation (La Loi du sang, 2014). Il enseigne à la Sorbonne et possède une bibliographie abondante. Bref, il s'agit un historien qui jouit d’une réputation solide. Il s’y connaît en nazisme.
Dans Libres d’obéir, il s’intéresse à Reinhard Höhn, un juriste et fonctionnaire SS. Né en 1904, il gravit rapidement les échelons du régime nazi, travaille au Ministère de l’Agriculture du IIIe Reich et finit la guerre avec le grade de général. Il a participé activement à la définition de méthodes de management « non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité ». Mort en 2000, qu’est-il devenu après la capitulation ? Qu’a-t-il fait pendant les 55 ans qui lui sont restés à vivre ? Bien qu’inquiété par son passé de nazi, il échappe à une peine lourde. Après s’être fait oublier quelques années, il reprend une nouvelle vie, dans la continuité de l’ancienne. En effet, en 1956, il fonde un institut de formation à Bad Harzburg, qui accueillera des centaines de milliers de cadres d’entreprises allemandes. Il va également rédiger nombre de manuels qui seront publiés jusque dans les années 90. Qu’y enseigne-t-il ? Les méthodes de management imaginées avant et pendant la guerre…

Difficile de résumer l’essai de Johann Chapoutot sans trop en dire, car le livre comprend moins de 200 pages. Ce petit format n’empêche pas son auteur (ou lui suffit) pour développer la description d’une reconversion splendide pour un ancien nazi. En effet, en plus d’avoir pu reprendre une vie normale, il a joué un rôle majeur dans le façonnage de toute une génération (voire deux) de cadres de sociétés privées comme de l’administration. La méthode de management enseignée à l’institut de Bad Harzburg repose sur le principe d’une « délégation de responsabilité ». Le subordonné reçoit un objectif, libre à lui de définir les moyens pour réussir la mission qui lui a été confiée. Le collaborateur devient « libre d’obéir ». Une liberté, évidemment, limitée. Car il ne s’agit pas pour l’employé de décider s’il veut obéir ou non, mais seulement comment. Johann Chapoutot décrit parfaitement les contradictions de cette méthode imaginée par un nazi, qui se dit non autoritaire, mais paradoxalement, ne laisse pas le choix de l’échec à celui qui est managé. « La méthode de Bad Harzburg, comme les méthodes de management par objectifs qui lui sont apparentées, repose sur un mensonge fondamental, et fait dévier l’employé, ou le subordonné, d’une liberté promise vers une aliénation certaine, pour le plus grand confort de la Führung, de cette « direction » qui ne porte plus elle seule la responsabilité de l’échec potentiel ou effectif ».

Pendant les années 50, 60 et 70, les entreprises qui envoyaient leurs cadres suivre les formations de Höhn connaissaient – pour la plupart – pertinemment le passé nazi de ce dernier, démontrant une complaisance certaine – pas unique – à l’égard des anciens fonctionnaires du IIIe Reich. Mais en 1971, le statut de Reinhard Höhn pendant la guerre resurgit dans la presse. Le déclin débute avec l’arrêt en 1972, de la collaboration de l’Administration avec l’institut. À la fin de la même décennie, le management enseigné à Bad Harzburg commence à être critiqué. D’autres méthodes par objectifs, américaines notamment, sont alors privilégiées.
De nombreuses sociétés ont donc continué à pratiquer une direction des ressources humaines aliénantes. Aujourd’hui, ton expérience personnelle française ne correspond pas à la mise en pratique de telles méthodes (ou seulement partiellement). Les entreprises semblent plutôt vouloir retirer aux employés toute latitude. Les postes se voient simplifiés en des fonctions monotâches facilement pilotables, mesurables, externalisables à moindre coût… mais, en conséquence, sans grand intérêt (tu ne t’attarderas pas sur le manque d’efficacité opérationnelle des organisations montées pour y répondre). La réalité du « terrain » laisse toutefois la part belle à une autonomie permettant de réaliser avec peu, car comme dans le cas des méthodes à objectifs, la question des moyens mis à disposition du subordonné se pose. Combien de missions échouent-elles parce que les ressources matérielles et humaines, ainsi que « temporelles », fournies à ceux qui doivent les accomplir ne s’avèrent pas suffisantes pour remplir le triangle coût-qualité-délai ?
Dans tous les cas, et Chapoutot l’évoque en fin d’ouvrage, de nombreux emplois, entre tâches ennuyeuses, manque de valorisation ou pressions hiérarchiques, amènent à envisager toute carrière comme « parfaitement autoréférentielle, qui n’a plus d’autre fin qu’elle-même, quand elle n’est pas tout simplement perçue par le salarié lui-même comme parfaitement inutile, comme un « bullshit job » qu’il faut bien exercer pour payer ses factures, passer le temps et satisfaire à un certain impératif de normalité sociale ».

Libres d'obéir, Johann Chapoutot (2019), Gallimard, NRF essais, décembre 2019, 178 pages, 16€
Libres_d_obeir

Haut de page