Tout d’abord, tu dois préciser que Solénoïde se place dans la lignée d’Orbitor (1996, disponible en Folio SF chez Gallimard) et ses suites, L’Œil en feu et L’Aile tatouée (parus respectivement 2002 et 2007, publiés en France dans la collection Denoël & D’Ailleurs). L’auteur y déploie donc un imaginaire foisonnant qui peut sans doute égarer le lecteur peu habitué à la fantasmagorie qui s’exprime dans les pages de ces romans. Les fans de la série précédemment évoquée doivent se jeter sur ce texte. Tu ne garantis pas (tu y reviendras plus tard) que ce livre leur plaira autant. Toutefois, tu doutes qu’ils n’aimeront pas.
Dernier roman de Cărtărescu publié à ce jour (en Roumanie et, a fortiori, en France), il met en scène un professeur de roumain d’une école primaire de Bucarest. Né en 1956, donc pendant le régime communiste, on peut facilement l’identifier à Cărtărescu lui-même (qui a lui aussi vu le jour à cette date). La narration à la première personne y encourage. Le fait que ce personnage ne soit jamais nommé aussi. Sa description physique peut également rappeler l’écrivain, notamment les cheveux longs. Les analogies s’arrêtent là, car il apparaît rapidement improbable que l’auteur ait pu expérimenter ce qu’il fait vivre – subir pourrais-tu dire – à son personnage1.
Malgré tout, Cărtărescu décrit volontiers une Bucarest des années 60, 70 et 80 qu’il a connue. Solénoïde se présente comme un témoignage passionnant du quotidien des Bucarestois à cette époque. Même si la vie ait été dure, marquée par les pénuries et les restrictions, à aucun moment l’écrivain ne dépeint véritablement une population malheureuse, mais davantage résignée à son sort peu enviable. L’auteur n’exprime aucune virulence à l’égard de la dictature, les descriptions qu’il donne suffisant à elles-mêmes. En comparaison, la ville, elle, fait beaucoup plus pitié. Cărtărescu la décrit volontiers comme décrépite, mais surtout, volontairement conçue, dès sa conception, dans cet état. Évidemment, cette théorie d’un urbaniste unique et ayant un objectif clair, bien qu’insaisissable, participe de la construction du contexte fantastique que met en place Cartarescu, comme le lecteur le découvrira petit à petit…
Le narrateur de Solénoïde écrit son journal, relation de son quotidien atypique à l’école 86, de son enfance tumultueuse et de ses nuits vertigineuses – qu’elles soient marquées par des rêves ou qu’il les passe éveillé dans quelque recoin étrange de la ville, à assister à des événements incroyables. À la manière d’Orbitor, Mircea Cărtărescu entraîne le lecteur dans une épopée fantasmagorique, alternant les évocations de la jeunesse de son personnage et les scènes du « présent », les premières et les secondes étant intimement liées. Lors de ces « flashbacks », le héros donne l'impression de s’égarer dans son récit. Tout comme Cărtărescu paraît digresser en de multiples occasions, notamment lorsqu’il décrit les collègues de l’enseignant, galerie d’individus excentriques, qui ne semblent pas à leur place dans une institution éducative. En réalité, au fur et à mesure de l'avancée dans l’exploration du volumineux roman de l’écrivain roumain, on découvre qu'elle suit une logique, bien que tortueuse. Cărtărescu assemble un puzzle, ou manipule un Rubik’s cube – deux images évoquées dans le texte, comme des indices placés malicieusement à l’attention du lecteur –, dont il ajuste les pièces pour obtenir, au final une fresque monumentale et renversante.
Solénoïde dépeint en effet une Bucarest surréaliste, dont les monuments renferment des musées des horreurs acariennes ou des chambres de torture dentaire, dont les entrailles cachent des cavernes hantées par des créatures pas ou peu humaines, sinon d’apparence. On trouve, en certains points de la ville, comme sous la maison du narrateur, des appareils qui donnent leur nom au titre du roman, grands tores constitués de câbles dans lesquels circule une énergie potentiellement colossale. Mais pourquoi ? Dans quel but ? Sans doute pas uniquement pour permettre de léviter au-dessus de son lit, comme le solénoïde de sa demeure, l'autorise au personnage principal.
Évidemment, tu ne dévoileras rien ici des finalités de ces appareillages dantesques, du moins ce qu’en révèle le récit de l’enseignant de l’école 86. Tu as pris un réel plaisir à te laisser emporter pas les visions fantasmagoriques proposées par Mircea Cărtărescu, d’autant plus que si elles sont totalement délirantes, ne s’appuient pas moins sur des détails historiques, des anecdotes scientifiques véridiques qui leur donnent la saveur d’une certaine réalité. L’auteur roumain inclut ainsi dans son roman, en faisant même des pierres angulaires, des figures comme Mina Minovici, le père du système médico-légal moderne, dont l’institut bucarestois (aujourd’hui détruit) s’avère le théâtre de scènes majeures. Apparaît aussi le frère de Minovici, Nicolae, spécialiste de l’auto-strangulation, ou Nicolas Vaschide, spécialiste des rêves. Le lecteur fait aussi la connaissance de Charles Howard Hilton, Alicia Boole Stott, découvre leur tesseract et polytopes, ainsi que d’autres personnalités en marge de l’Histoire, mais aux histoires insolites.
Solénoïde est un roman foisonnant. Sans doute autant qu ceux de la série Orbitor, même si tu as trouvé quelques passages rébarbatifs, un peu longs et difficiles à ingurgiter. L’auteur ne convainc pas toujours dans ses élans philosophiques. Le narrateur, lui, se répète de temps en temps, ce qui alourdit un texte déjà dense et à la structure pas des plus évidentes. Toutefois, le dernier roman de Mircea Cărtărescu se révèle exigeant, mais récompense son lecteur par la profusion d’images à la fois magnifiques et dépaysantes qu’il propose. Il regorge, de plus, de références bibliographiques qui raviront les amateurs de littérature, qui pourront explorer les Œuvres de Dostoïevski, Kafka, Mann, Voynich, et d’autres encore, pour compléter leur lecture de Solénoïde.
1Tu imagines plutôt les choses sous l’angle qui va suivre (que seuls ceux qui ont lu le roman comprendront). Le personnage de Solénoïde n’est sans doute pas une projection de Cărtărescu. Par contre, l’écrivain peut apparaître comme le double imaginaire du narrateur, celui qui serait devenu un homme de lettre célèbre, évoqué à plusieurs reprises, si le Cénacle de la Lune avait approuvé son poème magistral, La Chute.