La jeune Aurore vient de mourir et son cadavre pourrit quelque part dans les bois. Autour du corps s’égaient de petits personnages, qui doivent trouver abri et nourriture. Mais quand on mesure à peine plus qu’un insecte, la nature environnante recèle d’innombrables dangers, et un par un, les filles et garçons de la troupe disparaissent. Aurore – qui ne porte pas par hasard le même nom que la fillette éteinte, tu y reviendras plus tard – tente d’organiser les choses afin que tout le monde puisse s’en sortir. Mais c’est sans compter sur l’orgueil, le sentiment de supériorité et les capacités de manipulatrice de Zélie…
Jolies ténèbres ne s'avère pas une bande dessinée à mettre entre toutes les mains. Malgré des dessins d’un style un peu naïf, qui seraient tout à fait adaptés à un album jeunesse, et une mise en couleur à l’aquarelle offrant une magnifique palette de teintes qui rayonnent, il s’agit d’un ouvrage macabre. Passons les pages d’introduction, qui révèlent directement l’environnement autour duquel vont évoluer les personnages. On pourrait ensuite penser suivre des aventures bucoliques d’une troupe d’enfants minuscules, perdus au milieu de la Nature. Mais dès la première nuit, cette dernière rappelle ses droits et un chat vient enlever, pour le dévorer, un des membres de la bande. Le lendemain, les dangers que peuvent receler les alentours apparaissent presque moindres que les horreurs dont se montrent capables les mômes les uns envers les autres. Jolies ténèbres fait penser, par moments, au roman Sa majesté des mouches de William Golding.
Des scènes d’une violence certaine, où le sadisme règne, qui décrivent des décès stupides ou malencontreux, se succèdent pages après pages, tout au long de cette bande dessinée qui s’adresse donc à un lectorat adulte (l’éditeur Dupuis indique par ailleurs un âge de lecteur de 15 ans et plus).
Contrairement à la plupart des personnages du livre, ce public n’est pas censé être ingénu. Il peut toutefois lire cet ouvrage avec un premier niveau de lecture assez basique, et éprouver plaisir – macabre sans doute – à découvrir les aventures morbides et sanguinolentes des créatures de Vehlmann et Kerascoët. S’il prend un peu de recul, il pourra s’interroger sur le sens plus profond de cette histoire qu’ils racontent. Car ces petites filles et petits garçons qui s’animent autour du cadavre en proviennent. Il semble qu’ils y vivaient, jusqu’à la mort de la fillette et le début de déréliction de son corps, qui chasse ces créatures en dehors. Qui sont-ils ? Que sont-ils ? On peut les imaginer simplement comme des organismes résidents naturellement en nous. Toutefois, il s’avère aisé et en même très intéressant de leur trouver une fonction plus profonde. Tu les vois comme des incarnations des parcelles de la personnalité de la défunte, qui se dispersent avec sa mort. Aurore, la minuscule fillette qui porte le nom que cette dernière, tente d’organiser la troupe, de fournir de la nourriture et un abri à chacun. Qu’elle se prénomme de la même manière que son ancienne hôtesse prend tout son sens avec cette interprétation. Elle apparaît comme le cœur de sa conscience – son âme, son Moi, ou tout concept approchant – et essaie donc, sans se poser de question, de maintenir la troupe en cohésion, de prolonger feue Aurore le plus longtemps possible. Mais rien ne peut entraver la déliquescence de la fillette morte, surtout quand son cadavre pourrit dans les bois. Les autres personnages se définissent alors comme les différents aspects de sa personnalité : la gloutonnerie, la timidité, la crainte, la vanité, le courage, et cætera.
Jolies ténèbres se présente, paradoxalement, comme un conte de fée. Aurore, en princesse, dispose de son prince charmant, Hector. Mais le pourrissement du corps signe la fin de l'histoire enchantée traditionnelle, qui devient de plus en plus macabre. Il s’avère facile de voir dans cette BD une critique de ce style de récits, qui ne résistent pas à l’épreuve de la réalité – celle de la Nature, mais aussi celle des humains.
1D’après une idée originale de Marie Pommepuy, qui n’est pas directement créditée car il s’agit de la moitié féminine du duo Kerascoët (la partie masculine étant Sébastien Cosset).