L'auteur retrace dans son livre l'industrialisation de la Belgique au XIXème et au début du XXème siècle, en partant de la description des brouillards qui se formèrent en 1930 dans la vallée de la Meuse (où se dressaient beaucoup d'usines) et provoquèrent de nombreuses morts. Au travers d'une enquête assez critique – car d'optique objective –, il décrit comment ce développement industriel a été encouragé au détriment tant de la santé des ouvriers des installations émettrices des émanations toxiques que de celle des habitants des alentours. Une industrialisation favorisée malgré un danger pour les humains, donc, mais aussi la Nature, rendu évident par les observations et par l'expérience des riverains mais qu'ont nié, à l'époque, des études scientifiques biaisées par un parti-pris en faveur des industriels.
« Londres, Paris, Bruxelles, Los Angeles, Moscou, Mexico, et bien d'autres lieux connaissent régulièrement des épisodes aigus de pollutions atmosphériques accompagnés d'une augmentation de la mortalité et d'une recrudescence de maladies respiratoires »
En lisant ces quelques mots, on comprendra aisément, à la vue des pics de pollution qui se produisent les uns après les autres dernièrement en région parisienne, l'actualité frappante du livre d'Alexis Zimmer. Naïvement, on pourrait se demander pourquoi on laisse perdurer les conditions d'une répétition constante de ces phénomènes. D'autant plus que « l'Organisation mondiale de la santé considère que 7 millions de morts prématurées par an (soit un huitième de la mortalité annuelle mondiale) sont provoquées par les pollutions de l'air, faisant de ces dernières le « principal risque environnemental pour la santé dans le monde » ». Dans Brouillards toxiques, même s'il prend l'exemple de la pollution industrielle en Belgique il y a presque cent ans, Alexis Zimmer décrit comment est gérée, encore aujourd'hui et ailleurs en Europe, la situation préoccupante de la dégradation atmosphérique locale. Celle des villes, par exemple, n'est pas véritablement combattue. Les autorités comptent en effet sur des conditions météorologiques favorables pour la dispersion des polluants. Bien que depuis le début du XXème siècle, les normes anti-pollution se soient durcies, le souci de ne pas empêcher les industries de prospérer continue de piloter pour une large part les décisions politiques en matière environnementale. L'exemple de la vallée de la Meuse se révèle ainsi marquant.
Que s'est-il donc passé en 1930 (et avant) ?
Tu ne vas pas le décrire en détail ici, pour laisser le lecteur le découvrir par lui-même dans Brouillards toxiques. Grosso modo, l'industrialisation de la Belgique (et des autres pays européens) s'est accompagnée de nombreux obstacles franchis avec plus ou moins de brutalité. Celle qui intéresse Alexis Zimmer dans son livre est son impact négatif sur santé humaine, au travers de la pollution environnementale. Il montre comment les autorités ont essayé de minimiser les dangers des usines pour ne pas ralentir le développement économique de la Nation.
« Il a fallu rendre ces dégâts acceptables, ou du moins inévitables ; il a fallu inventer les moyens d'affaiblir leur contestation, rendre le monde qu'elles façonnaient désirable, inéluctable, ou du moins en propager la conviction. En d'autres mots, il a fallu inventer, renouveler et entretenir les moyens de gouverner une industrialisation contestée »
« Le 4 décembre 1855, présentant les pétitions adressées à la Chambre par le conseil communal de Couvin et par des habitants de nombreuses communes du secteur, le député Vander Dockt considère qu'accueillir ces pétitions « aurait pour résultat de flatter les préjugés populaires qu'il faut combattre et détruire dans le principe » »
« On ne peut préconiser des mesures qui mineraient l'industrie et enlèveraient leur gagne-pain aux populations »
Des commissions et des enquêtes scientifiques, complaisantes, permettent ainsi aux usines de continuer leurs productions, de nouvelles de se construire, sans que les populations locales et les ouvriers puissent se prémunir des effets secondaires de leurs activités. On « naturalise » les conséquences, pourtant d'origine humaine, de ces dernières, pour écarter toute responsabilité, ou capacité à les empêcher, des industries. L'usine devient, dans la bouche de certains spécialistes, un lieu dont la fréquentation s'avère bénéfique, comme si le travail était la santé, bien que le contraire soit démontré de manière parallèle.
« L'attention particulière portée sur l'importance décisive de certains attributs de la vallée jugés naturels marque une tendance de l'expertise à naturaliser la catastrophe. […] Les effets de cette naturalisation sont au moins triples. Ils dédouanent pour une grande part les débordements habituels de la production industrielle et leurs effets délétères sur l'environnement et la situation sanitaire. Ils détournent l'attention et les actions à entreprendre pour contrôler et réduire les pollutions industrielles vers des causes supposées « naturelles ». Ils réduisent les dangers de la pollution atmosphérique aux singularités locales et à l'exceptionnalité d'un phénomène »
« Depuis l'hygiénisme du XIXe siècle, la considération par les hygiénistes du progrès industriel et technique comme levier principal de l'amélioration des conditions de salubrité des milieux transformés par l'industrie ; la conception du pouvoir désinfectant des gaz acides de l'industrie […] - tout cela a non seulement participé d'une disqualification systématique des contestations dont les émanations industrielles faisaient l'objet, mais aussi d'une neutralisation des capacités critiques des pratiques scientifiques et expertes à leur égard. Entre les deux phénomènes, il y a l'impératif de ne pas entraver le développement ou la bonne marche de l'industrie, impératif fréquemment reconduit par les experts et qui nous était apparu à la lecture des procès-verbaux de diverses commissions »
Les conséquences malheureuses de l'industrialisation sont en effet, et pourtant, rapidement observées. Mais il faudra une prise de conscience que ces effets néfastes de l'industrie peuvent lui nuire à elle-même pour que des mesures soient prises. Exemples avec le travail des enfants et les risques de révoltes ouvrières :
« En Belgique, c'est en 1843 qu'a lieu la première enquête nationale relative à la « condition des classes ouvrières et [au] travail des enfants ». […] Le questionnaire qui l'accompagne ne s'adresse cependant pas aux ouvriers et mineurs qui [composent la classe laborieuse]. Seuls les chefs d'industrie, les chambres de commerce et de manufactures, les commissions médicales provinciales, les sociétés de médecines et les conseils de salubrité sont consultés. Comme en France ou en Angleterre où, au même moment, des enquêtes du même type sont menées, le législateur attend de leurs conclusions qu'elles informent les mesures à édicter pour que « l'ordre industriel » ne vienne pas corrompre les corps enrôlés dans les mailles de ces activités nouvelles. Au centre de ces préoccupations se trouve le travail des enfants. Il imprime chez eux de mauvaises habitudes. Il « […] peut déterminer une vieillesse précoce et conduire à une mort prématurée ». À terme, c'est l'ensemble de la classe ouvrière qui est susceptible de subir les conséquences de ce travail entamé à un âge précoce »
« Le Conseil de l'industrie et du travail est institué en 1887. Il a pour mission de favoriser la constitution de conseils spécifiques à chaque secteur industriel afin de permettre « de délibérer sur les intérêts communs des patrons et des ouvriers ». […] Lorsque l'historien Jean Neuville fait l'histoire de constitution de ces conseils, il relève que c'est « au moment où les forces ouvrières se sont organisées et sont à même de suspendre le travail pendant longtemps que l'idée de discuter naît du côté patronal ». Ces conseils sont l'occasion d'extraire et de déplacer des problèmes qui surgissent sur la place publique, de les canaliser et de désamorcer leurs potentielles conséquences fâcheuses au sein d'arènes localisées, dans lesquelles les parties prenantes et la forme de la négociation sont préalablement définies »
Par la manière dont sont aujourd'hui encore gérées certaines situations à l'avantage des industriels (ou pour garantir la paix sociale) et au détriment de l'environnement (les « pics » de pollution évoqués en début de chronique, l'affaire des boues rouges de Gardanne, la mise en place du marché des droits à polluer, et cætera), on se rend compte que la façon de traiter des autorités et des patrons d'industries, l'approche des problèmes écologiques et sociaux relatifs à l'activité économique, n'a pas changé, se révèle aussi déplorable qu'il y a cent ans. L'étude menée par Alexis Zimmer, son travail de documentation sur le développement industriel en Belgique au début du XXème siècle s'avère donc précieux par l'éclairage qu'il apporte sur les processus toujours en jeu au XXIème.