La narratrice s'appelle Olympia Binewski. Il s'agit d'une naine albinos, un des rejetons extraordinaires d'Aloysius (Al) et Lillian (Lil) Binewski. Ce couple dirigeait dans le temps le Binewski's Carnival Fabulon. Ce cirque ne marchait pas fort avant qu'ils n'entreprennent, une fois mariés, de concevoir au moyen de radiations et de cocktails de drogues diverses, des enfants difformes mais ô combien attractifs pour un public venu voir des choses fantastiques. Après Arturo (Arty), dit Aqua Boy, possédant des nageoires au lieu des bras et des jambes, naquirent les siamoises Electra et Iphigenia (Elly et Iphy). Puis apparut Olympia (Oly) et enfin Fortunato, surnommé Chick. Ce dernier, paraissant tout à fait ordinaire à sa naissance, faillit être abandonné par ses géniteurs. Il démontra juste à temps de surprenants pouvoirs télékinésiques du plus bel effet. Il resta donc dans la famille… L'histoire de cette famille, sa trajectoire bien particulière, au-delà encore de celle qu'on peut attendre d'un cirque dirigé par des parents assez fous pour créer des freaks, nous est contée de bout en bout.
Elle fait écho au récit du présent. Oly est devenue présentatrice à la radio à Portland. Elle veille anonymement sur sa fille, la presque normale Miranda, et sur sa mère, pratiquement aveugle et incapable de la reconnaître. Toutes trois vivent dans le même immeuble, sans savoir, mis à part Oly, les liens du sang qui les unissent. Tout pourrait suivre son cours normalement, mais la vie de la progéniture d'Olympia se trouve en danger. Cette mère atypique va tout tenter pour la protéger. Tout ce qu'elle peut, ce qui veut dire beaucoup, car elle est issue d'une famille dont les membres, tous un peu dérangés, ont commis des choses incroyables, parfois belles, mais souvent tragiques et cruelles…
Il ne s'avère pas très facile de résumer Amour monstre, qui se révèle un roman dense et construit de telle manière qu'on reste longtemps sans bien se figurer les personnages. Une incompréhension de qui est qui, d'abord, même si l'auteure, adroitement, présente tout le monde assez vite pour ne pas dissoudre l'intérêt du lecteur ; une incompréhension de comment la communauté des Binewski fonctionne aussi, et qui sera levée petit à petit, au fil des explications orientées, fournies du point de vue subjectif et teinté d'affectif d'Olympia. Découvrir les secrets du Binewski's Carnival Fabulon passionne rapidement. Car, comme on pourrait s'y attendre de l'histoire d'un cirque qui compte des attractions affichant de véritables « monstres », le récit tient en haleine. Il s'avère, en plus, particulièrement surprenant, puisque centré sur des protagonistes qui fascinent au-delà de leurs difformités. Katherine Dunn, en effet, explore avec un talent indéniable, la chose ne paraissant pas aisée et le résultat se révélant convaincant, la psychologie de ses personnages. Tous montrent une certaine instabilité, un déficit de perspicacité ou de bon sens, un rapport faussé, parfois malsain, les uns envers les autres. Fiers de leurs dissemblances avec les autres humains, qu'ils appellent péjorativement les « normos », ils ne se cachent pas et même s'exposent avec beaucoup de plaisir. Un aspect que l'auteure explore avec brio, plaçant pour une fois les freaks dans une position enviable qui fait réfléchir quant à la différence (voire le handicap) et comment on le traite dans notre société. En tout cas, les enfants Binewski tirent un sentiment de supériorité de leurs difformités magistrales qui va, chez Arty, tourner en une mégalomanie. Doublée d'un talent hors norme pour la manipulation psychologique, elle transformera progressivement l'entreprise familiale en mouvement aux motifs mystiques, ce qui la plongera petit à petit dans un tourbillon destructeur.
Mais tu ne dois pas trop en dévoiler. Le récit d'Olympia se lit avec délectation. Autant grâce aux chapitres relatifs au cirque de ses parents que les Notes pour l'instant présent (la partie se déroulant plus tard, donc), qui font légèrement virer Amour monstre en un polar qui soulève un suspense presque intenable (notamment car les longueurs des Notes s'avèrent très faibles comparées à celles des sections traitant du Fabulon). Le résultat prend la forme d'un livre assez volumineux, mais qui se lit facilement. Ceci en raison de la langue et le style utilisés par Katherine Dunn (et choisis pour sa traduction par Jacques Mailhos) qui se montrent simples et efficaces. Egalement parce que le récit se révèle aussi passionnant que tes lecteurs l'auront compris. Il est assez rare qu'un roman te fasse cet effet : t'avoir réjoui véritablement (pas seulement intellectuellement de par son intérêt, mais à un autre niveau plus instinctif, peut-être pas émotif, mais quelque chose de moins réfléchi dans ton ressenti), à chaque moment d'en reprendre la lecture.