Dans cet énième épisode de l’Histoire des Contrées, Jacques Abeille met en scène Ludovic Lindien, fils de Barthélémy Lécriveur (le héros du Veilleur du jour). Pour être exact, il s’agit également du narrateur, ou plutôt de l’auteur fictif du document qui est offert à la lecture (tout comme les autres volumes du cycle se présentaient comme des manuscrits : du voyageur en ce qui concernait Les Jardins statuaires, du professeur ayant rencontré les barbares pour Les Barbares et La Barbarie, de Léo Barthe, de Barthélémy Lécriveur, et cætera). Ludovic part sur les traces de son père – qu’il n’a jamais connu mais dont il a beaucoup entendu parler et dont il a lu le livre – et se rend donc dans les Hautes-Brandes. Il pense pouvoir y dissiper le mystère autour de cet homme revenu amnésique à Terrèbre de cette région sauvage. Ainsi que l’indique la quatrième de couverture, son périple prend rapidement la forme d’un parcours initiatique. Il s’avèrera quelque peu dangereux, parfois, mais il lui permettra de faire de belles, autant que surprenantes, rencontres.
Les lecteurs assidus de Jacques Abeille remarqueront qu’en tout cela (les thèmes du voyage, de l’altérité et de l’initiation), Les Voyages du fils apparaissent comme une répétition des précédents tomes du Cycle des Contrées. Ludovic Lindien réalise en effet une expédition (comme les autres personnages principaux des livres antérieurs) ; il entrera en contact avec la société des bûcherons, dont il s’efforcera de comprendre les traditions opaques (comme celles des Jardins statuaires ou des barbares) ; étant jeune, il va, par ce biais, grandir, s’émanciper, mais ses prédécesseurs, malgré leurs âges plus avancés, n’échappaient pas à ce processus. Les voyages forment la jeunesse, certes, mais pas que.
Les lecteurs habituels d’Abeille ne seront donc pas décontenancés par Les Voyages du fils, qui s’avèrent ainsi, en quelque sorte, un condensé du Cycle des Contrées. Non seulement parce qu’il aborde, comme que tu le disais précédemment, les grandes thématiques caractérisant la saga, mais également car il dispose de toutes les qualités qui les définissent. L’écriture de son auteur, en premier lieu, d’une sophistication et d’une impeccabilité rarement égalées. En second lieu, l’épaisseur des personnages, la sensibilité des situations qui intriquent ces derniers, les comptes-rendus des émotions qui se révèlent d’une beauté absolue, voire d’une profonde sensualité, et cætera. Surtout, tu définis ce roman comme un concentré du cycle par le fait qu’il relie tous les précédents ouvrages en les évoquant, en les intégrant, à celui-ci. Outre Barthélémy Lécriveur, Léo Barthe y apparaît, sans parler des évocations, à plusieurs reprises, tant de l’explorateur des Jardins statuaires que de celui des territoires barbares.
Les Voyages du fils gardent toutefois leur intérêt propre au travers du personnage de Ludovic, de ses motivations, de ses réactions, de ses ambitions. Il va, de retour à Terrèbre après son périple dans les Hautes-Brandes, s’efforcer de perpétuer la mémoire de son père et entrer en contact avec le milieu éditorial indépendant de la cité. Le livre évolue alors, pour une part, vers une réflexion sur la profession d’écrivain et l’acte d’écriture. Sans doute, à travers ce texte qui devient, au fil de ses chapitres, de plus en plus intimiste, Jacques Abeille parle-t-il de sa propre voix, comme il ne l’avait peut-être pas fait jusqu’à présent dans le cycle. « Ma vie pour une part est faite de souvenirs qui me sont échus sans que j'aie été mêlé aux événements et c'est à moi que revient la responsabilité d'en inscrire les enchaînements, comme si j'étais ensemble le dernier homme et l'écrivain ultime à qui un autre encore succédera peut-être, si ce monde, plus sauvage que le cœur de la plus noire forêt, le permet. De ce point de vue, ils me feraient sourire, si j'en avais le loisir, ceux qui croient qu'écrire n'est que se jouer des mots, ou ceux, plus simples encore, qui proclament avec une hâte fébrile que vivre et écrire sont deux états distincts, le second restant entaché d'irréalité dans son refus d'en revenir toujours à la misère ». Cela rend le roman d’autant plus attachant et touchant, tout aussi sensible et émouvant, en tout cas, que Les Jardins statuaires, Les Barbares ou Le Veilleur du jour. Son seul défaut, peut-être, se situe dans cette abondance de références au reste du cycle, qui le réserve à la lecture par ceux qui ont déjà arpenté Terrèbre et les Contrées. Mais est-ce véritablement une imperfection ? Sans doute peut-on aussi appréhender l’univers imaginé par Jacques Abeille par le biais du voyage de Ludovic Lindien, qui donnera sans nul doute au néophyte l’envie de dévorer les autres ouvrages qui s’y trouvent évoqués.