Récit représentatif du courant post-exotique, ce roman met en scène Mevlido, policier à Oulang-Oulane et habitant de Poulailler Quatre. Dans ce ghetto, il côtoie de vieilles bolcheviques vendant à la sauvette des vestiges des révolutions ratées et lançant des manifestations spontanées en martelant des slogans sans queue ni tête, des chamanes qui dansent et chantent pour honorer les morts, des rebuts prolétariens qui vivent tant bien que mal avec des blessures psychologiques qui les font « sombrer fous », les réduisent au statut d'insanes. Ainsi en est-il de Maleeya Bayarlag, avec qui Mevlido partage sa vie, femme qui a perdu une grande partie de sa santé mentale au moment du décès de son ancien mari, Yasar, dans un attentat. Les habitants de Poulailler Quatre doivent, de plus, cohabiter dans des espaces vitaux surchargés de chaleur et d'humidité avec rats, cafards, araignées et poules mutantes.
Dans cet environnement sombre et toxique, Mevlido erre, en proie à des rêves qu'il confond souvent avec la réalité. Des souvenirs d'avant l'échec de la dernière révolution prolétarienne et la victoire finale du capitalisme, des génocides des sous-hommes organisés par ceux qui détiennent aujourd'hui le pouvoir social et économique. Verena Becker, sa femme assassinée vingt ans plus tôt par des enfants-soldats, hante ces réminiscences du passé. Lui aussi, il semble sombrer fou. Mais il dispose de circonstances atténuantes. Car Mevlido n'est pas un homme comme les autres : il s'agit d'un agent des Organes ; il a été réincarné dans le corps d'un humain pour aider cette organisation nébuleuse à récolter des renseignements sur cette civilisation déclinante, pour ne pas dire vouée à une disparition certaine, et lui permettre de décider si les hominidés valent encore le coup d'être sauvés. Malheureusement, le processus de réincarnation n'a pas bien fonctionné. Mevlido n'est pas en mesure de se rappeler sa mission et les informations implantées dans son subconscient, au lieu de le guider, ne font que brouiller sa perception de la vérité sur le monde qui l'entoure.
Antoine Volodine fait progresser le lecteur, aux côtés de son personnage, dans une semi-réalité où il peine à faire la distinction entre rêves peuplés d'hommes-corbeaux, souvenirs et éléments d'un temps présent violent, déprimant et qui se délite jusqu'à l'absurdité.
Contrairement à d'autres romans post-exotiques qui plongent sans précaution et sans point de repère le lecteur dans un univers au réalisme magique auquel il a le plus grand mal à comprendre quoi que ce soit, Songes de Mevlido s'avère assez facile à suivre (pour un texte post-exotique, répètes-tu). Antoine Volodine, en effet, introduit des éléments clairs permettant de positionner le récit dans un cadre temporel et spatial. Il se situe environ 300 ans après notre ère, à Oulang-Oulane, qui doit être en toute logique l'ancienne Oulang-Bator, c'est-à-dire sur les vestiges de la Mongolie. La présentation des Organes et de la mission de Mevlido (qui intervient environ au tiers du roman) aide le lecteur à contextualiser les rêveries du personnage, à leur donner une explication, à structurer clairement une histoire qui pourrait sinon être, comme pour d'autres ouvrages du même courant littéraire, des balades contemplatives sur une Terre ravagée ou dans le monde séparant celui des vivants et des morts. Ces précisions, ce choix délibéré de l'auteur d'en dire plus qu'il n'a pu le faire dans de précédents romans, lèvent un peu le voile sur le réalisme magique qui imprègne les pages. On pourrait lui reprocher de nous instruire, de nous empêcher de sombrer totalement dans une incompréhension vertigineuse, de jouir, absolument libéré d'une recherche de sens, des rencontres et des phénomènes fantasmagoriques auxquels sont confrontés des protagonistes dont on se demande s'ils sont vivants et vivent comme des morts, ou décédés mais pensant toujours être vivants et faisant semblant de l'être. C'est effectivement ce que toi, tu as ressenti. Une légère déception. Une sorte de trahison. Comme si, à la conclusion de tout, l'auteur avait prévu qu'il y aurait encore quelque chose. De ce fait, tu n'as pas l'impression que Songes de Mevlido fasse partie des meilleurs romans de Volodine et de ses hétéronymes.
Mais pourtant. Que ce roman, comme les autres récits post-exotiques, est fort. Fort d'une mélancolie magnifique, celle d'une fin de monde qui soulage des atrocités subies par une humanité à bout de souffle, qui peut enfin abandonner. Les révolutionnaires ont perdu ; les vieilles bolcheviques continuent de crier leurs slogans (« MÊME SI TU N'ES PLUS RIEN, PRÉPARE LA VICTOIRE ! » ; « AIME MILLE ANS, AIME SANS CROIRE QUE L'AMOUR EXISTE ! » ; « SI TU VIS ENCORE APRÈS TA MORT, ATTENDS LES ORDRES ! »…) ; toutefois, le capitalisme et les horreurs qui l'accompagnent n'ont pas vraiment triomphé : il sera emporté avec les restes des hominidés qui devront laisser place à une nouvelle espèce dominante parmi les constituantes de laquelle « on ne compte pas […] la moindre théoricienne du génocide, de la guerre préventive ou de l'inégalité sociale. Sur Terre, à présent, l'esclavage, les camps de survivants, le chaos, l'humiliation et le meurtre de masse n'ont plus cours. Les hominidés et leurs pratiques assassines, les hominidés et leurs discours cyniques ne sont plus qu'un souvenir. L'espèce dominante ne soulève jamais la question du bonheur ou du malheur, ce qui fait que, d'une certaine manière, elle est réglée ». Certes, cette fin de monde n'est pas sans noirceur. Elle n'est pas non plus, tu l'as déjà dit, sans mélancolie. Mais elle dispose aussi d'une certaine forme d'humour, une cocasserie un peu grinçante qui caractérise à bien des égards certains aspects de ce récit comme d'autres histoires post-exotiques. Les personnages de Volodine sont des perdants magnifiques, dont la détermination farouche à résister au capitalisme et le soutien indéfectible à des organisations révolutionnaires (et éventuellement terroristes) dont ils ne connaissent ni le nom, ni le programme politique, présentent parfois un caractère absurde. Ils se perdent autant dans leurs errances dans une ville en ruines, peuplée de créatures humaines, mi-humaines, sous-humaines ou mutantes, ou dans leurs rêves délirants, que dans des conversations qui aboutissent sur des incompréhensions et des quiproquos. Sans cet humour un peu acide, les romans de Volodine, et en particulier Songes de Mevlido, seraient sans doute des textes tristes. Peut-être grâce à cette fantaisie caustique, on en ressort, pourtant, paradoxalement heureux.