Si au cours des deux mois précédents tu as lu peu de romans sortis récemment, tu as essayé de changer la donne au mois de juillet. Tu as ainsi acquis Point du jour (ou plutôt La Ballade de Gin & Bobbi et autres récits de Point du jour), le dernier livre de Léo Henry, paru aux éditions Scylla. Plusieurs personnes t'en ont fait l'article, vantant le sérieux de l'ouvrage, dans le sens d'une certaine ambition tranchant avec de précédentes productions de l'auteur (rapport à une critique que tu avais faite dans ce sens). Malheureusement, et malgré ses qualités indéniables, après lecture de Point du jour, tu restes en attente de « l'œuvre sérieuse » de Léo Henry, celle qui le hissera à un niveau permettant (à un public plus large que celui de la SFFF) de le comparer à ses collègues écrivains plus réputés. Ce recueil de nouvelles, dont 7 sur 10 ne sont pas inédites, s'avère être un fix-up s'articulant autour d'une novella. Même si l'ouvrage se tient bien, le procédé reste critiquable à tes yeux. La qualité des textes, l'écriture superbe et fruit apparent d'un travail minutieux de l'auteur, sa capacité à exciter l'imagination du lecteur, avec l'univers post-apocalyptique, fantasmagorique, inquiétant, qu'il décrit, rachète la déception de ne retrouver Léo Henry, encore une fois, qu'au travers d'un ouvrage de récits science-fictifs qui ne marqueront pas l'histoire de la Littérature.
Autre sortie d'actualité récente, Zones de divergence, roman ressemblant à un essai, signé John Feffer, dispose d'un quatrième de couverture qui le rendait alléchant. Il s'agit en effet d'un texte de prospective, dont l'action se déroule en 2050, époque à laquelle le paysage politique international a bien changé, avec l'effondrement de l'Union Européenne, des États-Unis et d'autres grandes nations, fracturées en micro-états menacés par les dérèglements climatiques et par Le Califat et d'autres organisations terroristes. Le portrait de ce monde qui sera peut-être le nôtre dans quelques décennies nous est livré par Justin West, l'auteur d'un essai best-seller publié en 2020 et qui prédisait globalement cet avenir peut reluisant pour notre planète. L'homme rédige à présent un rapport mais raconte surtout sa tentative de reprise de contact avec ses trois enfants et son ex-femme, avec lesquels il est en froid pour des raisons personnelles... et dont on se moque absolument. Et oui, si le monde décrit par Feffer paraît crédible, rendant son roman globalement intéressant, il choisit un mode de présentation qui échoue à convaincre. On a du mal à trouver le personnage de West crédible, et son « aventure » aux quatre coins du monde (Bruxelles, la Chine, le Mozambique, le Vermont) s'avère un procédé peu original et encore moins excitant, surtout que le personnage principal effectue ses visites par projection d'un avatar dans les lieux précédemment cités. Le lecteur de SF ne sera ni impressionné par l'idée, ni persuadé que l'apparition d'une telle technologie est si peu d'impact sur le monde tel qu'il est décrit. Avec Zones de divergence, Feffer semble surtout manquer d'ambition et aurait mieux fait d'écrire un essai qu'un petit roman.
Par contre, roman plus ancien et au titre étonnant, Spinoza encule Hegel, de Jean-Bernard Pouy, tient toutes ses promesses : ce « Mad Max » français est décapant et bourré d'humour noir. Pouy y décrit l'affrontement entre des bandes armées gauchisantes dans une France d'après un effondrement quelconque. Le récit est rythmé, efficace, va au plus direct. Tu as passé d'excellents moments aux côtés de Julius Puech...
Assez surprenant aussi, Le Silence selon Jane Dark est le premier roman de Ben Marcus, que tu connais grâce au plus récent et excellent Alphabet de flammes. Paru en 2006 au Cherche Midi, il se révèle tout aussi étrange que l'ouvrage précédemment cité, voire même davantage. On y découvre une secte de femmes « silentistes » menée par la mystérieuse Jane Dark, abritée au fin fond de l'Ohio, développant des pratiques comportementales particulières. C'est au travers d'une narration menée par Ben Marcus (l'auteur lui-même, en tout cas c'est ce qu'il cherche à faire croire), enfant d'une des disciples de Jane Dark et esclave sexuel de ces dernières, que l'on doit décrypter peu à peu les secrets de cette communauté des plus improbables. Le Silence selon Jane Dark est un roman fou, écrit par un auteur qui semble lui aussi quelque peu dérangé. Il apparaît surtout tout à fait obsédé par la thématique du langage et de la puissance des mots, puisqu'il la traitera 10 ans plus tard d'une autre manière dans L'Alphabet de flammes. Ce premier roman est, au final, globalement plutôt réussi mais pas tout à fait abouti dans sa forme narrative. Il ne supporte évidemment pas la comparaison avec l'autre texte de Marcus que tu connais, ce qui explique sans doute aussi un avis un peu mitigé.
D'un autre genre, le roman de Pierre Jourde Festins secrets se montre également intrigant, et par certains côtés inquiétant. Il met en scène un jeune thésard obligé de dispenser des cours en collège dans une petite ville de province, Logres. Il y est confronté à des élèves d'une cité sensible, et loge chez une veuve qui l'introduit dans le cercle de la bourgeoise locale, pervertie, perverse et pervertissante. Le livre, multiple, prend l'aspect d'une violente diatribe vis-à-vis de l'Éducation Nationale, mais aussi d'un récit érotique, teinté par moment d'épouvante. Sa lecture se révèle passionnante et, après avoir lu La Première pierre il y a quelques mois, tu confirmes que Jourde est un auteur d'exception, dont tu exploreras plus avant la bibliographie. Tu as seulement été légèrement déçu par la fin du roman, un peu facile et ordinaire.
S'il y a un auteur qui ne te déçoit jamais, et aucun de ses bouquins, il s'agit bien de Jerry Stahl. Tu as lu, en ce mois de juillet, son autobiographie, dans laquelle il raconte sa longue période de dépendance à l'héroïne et à d'autres drogues (si seulement il a tout à fait arrêté d'en consommer). Mémoires des ténèbres est clairement un des meilleurs livres sur l'addiction. L'auteur, dont on n'a plus à démontrer la sagacité (voir À poil en civil, Perv, une histoire d'amour ou Speed Fiction), déploie l'entière palette des émotions possibles dans un texte qui secoue : humour, tristesse, suspense, mélancolie, toutes les émotions y passent, tandis qu'on parcourt son histoire qui ne semble jamais vouloir s'achever aussi bien qu'on pourrait le croire. Tu regrettes encore une fois la disparition des éditions 13e Note, car c'est cette maison qui l'avait publiée. Mémoires des ténèbres doit donc être aujourd'hui très difficile à trouver...
Ton avis s'avère beaucoup plus négatif en ce qui concerne L'Adieu aux armes du célèbre Ernest Hemingway. Il s'agissait du tout premier roman de cet auteur que tu lisais, étant donné les trous qui persistent, deci delà, dans ta culture littéraire. Il arrive, malgré leur réputation, que certains écrivains déçoivent. Ce fut le cas, en ce qui te concerne, avec Hemingway et ce texte-ci. Il raconte la passion amoureuse d'un Américain, Frederic Henry, pour une infirmière anglaise, Catherine Barkley, pendant la Première Guerre Mondiale, en Italie. Si les passages racontant la guerre sont intéressants, ils n'ont pas impressionné outre mesure le lecteur que tu es, habitué à ce genre de récits. Quant aux parties traitant de la relation entre Henry et Barkley, elles frôlent parfois la pure niaiserie, sans parler de l'envie (peut-être car écrit dans les années 1930 sur les années 1910) de mettre des baffes respectivement à la femme pour sa dévotion et à l'homme pour sa muflerie, toutes deux misogyniques.