L'Abîme de l'illusion humaine - Gilbert Sorrentino

Il ne s'avère sans doute pas nécessaire que tu rappelles ici à quel point tu apprécies les livres de Gilbert Sorrentino. Tu as déjà longuement exprimé ton amour pour l'auteur brooklynien dans quatre précédents articles, au sujet de Salmigondis (Mulligan Stew), La Folie de l'or, Red le démon (Cent Pages, 2007, 2010 et 2010) et Aberration de lumière (Actes Sud, 2013). En cette fin d'année 2015, les éditions Cent Pages (encore elles, qu'elles en soient bénies !) publient un nouvel ouvrage de ton écrivain préféré. Cette sortie est passée pratiquement inaperçue et personne ou presque n'en a parlé. Tu te sentais donc en devoir de réaliser une chronique de cet Abîme de l'illusion humaine. Paru de manière posthume en 2010 aux États-Unis, ce recueil rassemble des nouvelles qui se révèlent parfaitement sorrentiniennes.

En effet, ceux qui connaissent déjà un peu (ou beaucoup) l’Œuvre de Gilbert Sorrentino trouveront dans ce livre d'une centaine de pages tout ce qui la caractérise. Chaque texte s'avère indépendant et raconte une histoire qui ne fait pas référence aux autres. La cohésion de l'ouvrage tient donc aux thématiques, qui savèrent, avec Sorrentino, toujours les mêmes. Des personnages de la classe populaire américaine, des écrivains ou artistes plus ou moins ratés s'écorchent en se frottant à la réalité de la vie conjugale, des déceptions amoureuses, aux contrecoups de leurs obsessions sexuelles, à leur médiocrité stupidement ignorée. Bref, en expérimentant les désillusions de l'existence, en se rendant compte que « la vie est, pour l'essentiel, et de façon exaspérante, une série d'erreurs, de mauvais choix, de bêtises, d'accidents et d'incroyables coïncidences ». Le titre du recueil (traduction fidèle de The Abyss of Human Illusion) se révèle parfaitement adapté à son contenu. Les courtes histoires que nous sert Sorrentino, en réalité plus des portraits qu'autre chose, ne se situent pas seulement à Brooklyn, comme beaucoup de ses livres. Elles montrent que partout aux États-Unis, quelle que fut la décennie (années 1950, 60 ou 70), hommes et femmes ont pu sombrer dans cet abîme, cet abysse.
Cette thématique, évidemment, n'a rien de joyeux. Toutefois, Sorrentino parvient, autant par sa langue qui ne refuse pas les néologismes qu'en ne respectant pas les contraintes formelles habituelles de la fiction, et grâce à sa plume incroyablement ajustée, à instiller de l'humour à des nouvelles moroses. Ainsi, et notamment au travers des commentaires qui accompagnent les récits et « ne sont pas tout à fait fiables », l'auteur se moque de ses personnages, ironise, de manière parfois acerbe, sur leurs situations et leurs comportements. Il avait déjà employé cette méthode dans le recueil Petit casino (Actes Sud, 2006). Il réitère pour les textes de ce nouvel opuscule, pour relativiser, certes férocement, le malheur de leurs protagonistes et ne pas tomber dans le sentimentalisme que ses histoires, au fond émouvantes, pourraient provoquer.

L'Abîme de l'illusion humaine (The Abyss of Human Illusion), Gilbert Sorrentino (2010), traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner, Cent Pages, octobre 2015, 120 pages, 18€

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